D'entrée de jeu, je déplore que le titre soit encore non-traduit, parce qu'encore une fois, il eut été si simple de le faire.


À part ça, c'est un manga qui s'inscrit dans le quotidien, avec un quarantenaire au tempérament doux et gentil, nommé Sasaki. Naïf, épouvantable observateur et contemplatif, l'homem vit également dans un environnement de travail malsain, sous l'emprise d'un patron outrancièrement exigeant et verbalement violent. Pourtant, rien ne semble venir à bout de l'optimisme tranquille de Sasaki, qui trouve un réconfort certain en la personne de Yamada, une jeune caissière au sourire contagieux et à la mine solaire, dont il choisit toujours sa caisse pour payer ses achats au dépanneur du coin. Quand il se cherche un endroit pour fumer une cigarette, une employée de cette même petite épicerie l'interpelle et lui propose de se poser dans le petit coin fumeur aménagé à l'arrière du commerce. Avec sa coupe au raz-des-yeux, son maquillage, sa veste en cuir et ses cheveux relâchés, Yamada n'est pas reconnue par Sasaki. Se faisant appeller "Tamaya", la petite caissière dans la mi-vingtaine semble s'amuser de cette non-reconnaissance et en profite pour taquiner allègrement son nouveau partenaire de pause-cigarette. Surtout, les deux personnages apprennent à se connaitre et semble apprécier de plus en plus de passer du temps ensemble. D'ailleurs, la patronne de l'épicerie, fleur bleue jusqu'au bout des ongles sous son expression froide et sévère, se régale de cette rencontre atypique.


Bien que Sasaki soit notre personnage principal, Yamada partage la vedette de façon assez égale.



À quel point Sasaki n'est pas observateur, quand même, parce qu'une japonaise aux cheveux auburns, c'est quand même notable. Mais à sa décharge, Yamada change de façade de façon notable également, passant de la mignonne et guillerette caissière à ce qui doit être sa vraie personnalité, bien plus terre-à-terre et mature. Sasaki est l'archétype du personnage "gentil et lunatique", presque enfantin, du genre indécrottablement polis et très soucieux des codes civiques de politesse. Il est nerveux et a facilement tendance à laisser les autres ambitionner sur lui, sans doute parce qu'il a le soucis de "bien faire". Il a également une belle empathie et se montre avenant, sans être déplacé ou dominant. En somme, c'est un personnage qu'on peut difficilement détester. Il peu agacer par son manque de confiance ou de perspicacité, mais je rappelle que des personnes vivant sous emprise ( ce qui constitue une violence psychologique), deviennent généralement anxieux, peu confiants et ont une estime fragile.



Ce que vit Sasaki est un enjeu réel au Japon, dont j'ai pu voir quelques documentaire qui en dressait différents portraits. Globalement, dans une culture nippone ultra-codé socialement et dont la structure sociale et professionnelle est hiérarchisée de façon encore très nettement, voir des cas de violence au travail est malheureusement fréquent dans ce contexte. S,ajoute à cela la tendance déjà marqué des japonais.ses au travail excessif, résultat d'une culture du travail axée sur le rendement et la performance, faire peser sur les employés un climat toxique d'heures de travail extrême et employer le dénigrement est somme toute facile. Il y a peu de mécanisme pour prévenir ce genre d'abus et dénoncer les pratiques d'intimidation est très ardu. Les employés craignent d'être licenciées, certes, mais il y a également le sentiment de loyauté à l'entité de travail elle-même, ainsi qu'aux employés . D'ailleurs, prendre des congés de maladie, de parentalité ou pour les femmes ayant des syndromes menstruations ( oui, ça existe au Japon!), est mal vu, les employés y ont droit, mais les prennent donc pas. Tout ce portrait pour dire que Sasaki est donc inscrit dans une réalité très actuelle et tristement rependue. Les dynamiques d'emprises, qu'on connait maintenant mieux dans les relations amoureuses violentes ( comme dans toutes ces infâmes Dark romances toxiques), existent dans tout type de relation, incluant celles dans le monde du travail. Alors, non, ce n'est pas simple comme situation et il est ardu pour la personne sous emprise de se libérer de ce cycle de violence. Sasaki en parle d'ailleurs, de ce "cycle" et il n'est pas le seul de son entreprise à le subir. J'espère qu'on contunuera d'en parler dans les autres tomes, car c'est là un excellent sujet social, qui n'est pas propre au Japon, mais qui est cependant chronique au pays du soleil levant.



Pour moi, "Tamaya"/Yamada" est donc un potentiel "facteur aidant" dans la situation de Sasaki. Elle est en peu de mots, son "baume" quasi quotidien. Il ne sait pas encore que ces deux filles sont la même personne, mais il en tire de toutes deux du positif. Et pas dans un sens louche. Tamaya est franche dans ses avis et un brin philosophe. Yamada est dévouée et exécute son travail avec bon coeur. J'imagine que pour Sasaki, qui quitte son travail au climat empoisonné, retrouver une personne rayonnante et heureuse dans son travail doit être comme une bouffée de chaleur humaine. Pour moi qui travail en librairie, c'est un phénomène que je connais: Il y a une "atmosphère" dans une librairie, qui est chaleureuse et tranquille, même nos lumière un peu feutrées et nos petits fauteuils participent à rendre notre environnement de travail douillet et accueillant. Dans notre monde de livres, on veut que les gens se sentent biens, libres de bouquiner à leur aise et venir nous consulter pour avoir des recommandations. Et comme de raisons, les gens nous disent qu'ils se sentent "biens" quand ils viennent nous visiter, c'est parfois leur moment "bonbon" de la semaine. Donc, quand Sasaki dit que ça lui fait du bien d'aller voir Yamada dans son épicerie, je pense comprendre de quoi il parle.



Après tout, les interactions sociales harmonieuses sont impératives chez l'humain et leur absence entrainent de fâcheuses conséquences sur la santé mentale. Être entendu, validé et respecter sont des besoins également et Tamaya y répond dans une certaine mesure. L'inverse est aussi vraie et je pense que c'est ce que j'aime de ce duo dépareillé: Ils s'apportent du bien-être social platonique et réciproque. Bon, mit à part cette fois où Tamaya a tapoché à coup de claque la tête de Sasaki ( les mangakas et leur humour bagarreur, je vous jure!).


Je remarque, enfin, que si c'est Yamada qui semblait être le baume de Sasaki au début, à la fin, on comprend que Sasaki a été lui aussi un baume pour elle, dans le passé. Il a prit sa défense dans un autre magasin, pas pour la paterniser, mais bien pour remettre les choses en perspective auprès d'un client qui s'acharnait sur elle en l'invetivant et en la dénigrant. Il a donné son avis, celui d'un client toujours bien servi par une jeune femme soucieuse de bien faire son travail, et j'aime la façon qu'il l'a fait. Plutôt que se poser en intermédiaire ( en défenseur), il s'est posé en observateur, utilisant sa vision de la situation pour illustrer au client violent qu'il est le seul à voir les choses comme il le voit. Et donc, ce que ce client dit est une opinion, pas un fait. En partant de cela, Yamada est donc libre de prendre les mots de Sasaki ou de les laisser. Elle choisit de les prendre et depuis, elle voit son travail sous une lentille différente, une lentille favorable. Et ça, c'est précieux. Dans un monde où on se dénigre facilement par toute sorte de standards à attendre et d'injonctions à suivre, prendre les mots favorables et se les approprier est un acte de salut pour sa propre santé mentale et pour l'entretient de son estime de soi.



Il y a aussi un beau travail sur le traitement physique des personnages, je trouve. Bon, Sasaki m'évoque l'un des rares personnages de la série Naruto que j'appréciais, la force tranquille et esprit rusé Shikamaru Nara, un jeune shinobi stratège qui aiment les après-midi méditatifs sous les nuages. Ils sont pratiquement le même visage, à ceci près que Sasaki a des cernes très marquées. Et pour une raison qu'il m'est difficile à expliquer, je leur trouve donc le même air attachant et sympathique. Et si les deux personnages n'ont pas une propension à sourire, quand ils le font, ils sont charmants. Tamaya est amusante à sa façon, également, avec cette facette de soi qui entre dans le cadre "kawaii" qu'affectionnent tant les japonais, mais je la trouve bien plus intéressant au naturelle. Ce n'est pas une fille qui sourit pour un rien dans sa vraie vie, au contraire, elle me semble du genre terre-à-terre, sans toute cette mignonnerie un peu exagérée que je vois souvent chez les personnages japonaises. C'est très reposant à lire et a traiter. Elle affiche même souvent un air canaille, roublarde même, avec un esprit clairement plus habile que celui de Sasaki pour décoder les autres. Sa franche maturité très ancrée dans la réalité fait contraste à l'air souvent rêveur et facilement émerveillé de Sasaki. Donc, même sur le plan des expressions et du physique, il y a des contrastes intéressants à faire.



Sinon, dans l'histoire elle-même, c'est du "jour après jour", ces petits riens et ses anecdotes qui marquent le passage du temps, et du même coup leur relation. On peut même sentir que si Sasaki affiche une grande pudeur et un sens du respect très marqué face à sa jeune interlocutrice, Tamaya a pour sa part plus de culot et affiche plus nettement son rapprochement relationnel face à Sasaki. Logique, je dirais, car ce ne doit pas échapper à Sasaki qu'il est bien plus vieux qu'elle et que par conséquent, cela vient avec un certain comportement à tenir. Je lui en sied gré, franchement, j'ai trop souvent vu des mâles toxiques s'imposer par leur âge sur des adolescentes, et c'est malaisant au possible. Et je suis toujours dans l'équipe du respect, ça je ne peux qu'applaudir les personnages qui en font preuve, malgré les petites maladresse. Parce, oh oui, Sasaki est une merveille de maladresse et de petites malchances. Pour une fois que ce n'est pas une adolescente mal dans sa peau de romans sentimentaux, ça nous change!



Dernier petit point: Il est possible que cela tourne à la romance, mais si c'est le cas, je salut cette lenteur dans la construction de cette romance. Je suis de celles qui pensent que la romance, ça se construit, ça ne s’attrape pas violemment comme une passion ( qui n,est rien d'autre que de l'attrait physique et sexuel). Une relation, une "vraie", ça se bâtit à deux dans le consentement ( libre et éclairé, très important!!), le respect, les valeurs communes, la confiance, les intérêts communs ( au moins quelques uns) et bien sur, la tendresse. J'aime voir cette relation évoluer tout doucement, avec des défenses qui s'abaissent au fur et à mesure que la confiance se bâtit. Mais je vais mettre un gros bémol: Qui dit "confiance", dit aussi "vérité", n'est-ce pas Yamada? J'avoue que ça m'a asticoté ce soudain recul sur la vérité à la fin, il n'y a rien de pire, je trouve que d'avoir le sentiment de s'être fait berner.



Bref, j'ai encore exagéré mon extrapolation, mais comme j'ai coutume de le dire, les bons livres inspirent de longues critiques. J'affectionne les seinen depuis quelques années, parce qu'ils sont généralement peu sensationnalistes, beaucoup moins clichées et outrageusement genrés que les shonen et shojos. Surtout, ils me permettent à moi, occidentale de mon état, de découvrir mieux la culture sociale et sociologique du Japon, qu'elles soient explicites ou implicites. Et le traitement a beau être propre à son auteur ou son autrice, le manga a ses lentilles propres à son pays, ce qui change des oeuvres nord-américaine. Il y a toutefois quelque chose d'humain et universel dans ce manga-ci, alors je vais certainement surveiller la suite des aventures tranquilles de Sasaki et Yamada ( alias "Tamaya").



P.S. Souhaitons qu'ils cesse un jour de fumer, ça reste très mauvais pour la santé et la fumée, ça sent la mort!



Pour un lectorat adulte ( Clairement, la présence de tabac va poser problème pour les bibliothèques des écoles secondaires, je pense)


Catégorisation: Manga seinen japonais, littérature adulte

Note; 8/10

Shaynning
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il y a 7 jours

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