Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/05/souvenirs-d-emanon-de-shinji-kajio-et-kenji-tsuruta.html
Une fois de plus, c’est l’excellente revue Atom qui a attiré mon attention sur cette BD – après quoi l’avis enthousiaste d’un Camarade a achevé de me convaincre qu’il fallait que je lise ça. Remerciements aux deux, du coup, parce que Souvenirs d’Emanon est effectivement une véritable merveille – un beau récit de SF très sensible, très émouvant…
Une romance, oui. D’une certaine manière. Ou pas d’une certaine manière. Les histoires d’amour, heureuses ou tristes, ça a tendance à m’emmerder – forcément, hein. Mais, des fois, il y a l’œuvre qui touche au cœur, celle qui est tellement juste que toutes les préventions, toutes les... « jalousies », j’imagine, sont balayées le temps d’un récit qui émeut profondément. Souvenirs d’Emanon entre incontestablement dans cette catégorie.
L’histoire tient presque de l’épure – surtout racontée ainsi, en bande dessinée. L’essentiel se déroule en quelques heures à peine – mais quelques heures qui donnent le vertige, et qui laissent une empreinte inoubliable dans la mémoire du narrateur, et, je tends à le croire, dans celle du lecteur également.
La scène se déroule en 1967, à bord d’un bateau qui fait la liaison entre Nagoya et Kagoshima ; notre narrateur est un jeune homme un peu naïf, un peu timide, un peu gauche, un étudiant, grand amateur de science-fiction, et prompt à tomber amoureux sans que la réciproque soit vraie – après une énième déception sentimentale, il est parti voyager à travers le Japon sur un coup de tête, et rentre enfin chez lui, à Kyûshû, maintenant que ses finances sont asséchées ; ce voyage, comme de juste, n’a en rien remédié à ses peines.
Dans ce ferry, les passagers occupent pour l’essentiel une grande salle commune, où ils passent le temps comme ils peuvent, dans la promiscuité, en picolant ou en tentant de dormir dans un sac de couchage. C’est ainsi que notre narrateur fait la rencontre d’une très charmante jeune femme, pour ainsi dire encore une adolescente, très bohème d’allure et qui fume cigarette sur cigarette ; ce que ce crétin lui reproche en s’allumant lui-même une clope, « ce n’est pas joli, pour une femme »… L’inconnue ne lui en tient cependant pas rigueur : quelques heures plus tard, désireuse d’échapper à la convivialité intrusive des poivrots d’à côté, elle le réveille et joue la comédie, en le faisant passer pour son mari – elle a le mal de mer, ne pourrait-il pas l’accompagner sur le pont pour prendre l’air ?
Ce qui les amène à passer quelques heures ensemble – et à discuter. Mais comment s’appelle-t-elle ? Emanon, répond-elle – une anagramme de « No Name », inutile de chercher plus loin… Quelques échanges sur la lecture en cours du narrateur, un roman de science-fiction portant sur la mémoire, amènent la jeune femme à lui raconter une bien étrange histoire – libre au jeune homme de la croire ou pas ; ses lectures laissent entendre qu’il bénéficie d’une certaine ouverture d’esprit, après tout... Voilà : elle a certes l’apparence d’une jeune femme de 17 ans… mais, en vérité, elle est bien plus âgée ! Ou, plus exactement, ses souvenirs le sont – car ils remontent à trois milliards d’années ! Oui, approximativement l’apparition de la vie sur terre… Ses premiers souvenirs consistent en la sensation de flotter dans l’océan… Depuis, ses souvenirs ont été hérités par ses descendants, une personne par génération, et le cycle s'est perpétué. Elle ne sait pas pourquoi il en va ainsi ; une maladie génétique, peut-être, une malédiction… Le jeune homme est plus positif : un don ! Peut-être la clef d’une révélation mystique, d’une évolution ultime de l’humanité !
Mais tout cela n’est qu’une blague, n’est-ce pas ? Elle le fait forcément marcher... Il marche de bon cœur, faut dire. Et il s'en souviendra.
Le personnage d’Emanon a été créé il y a une quarantaine d’années de cela par l’écrivain de science-fiction Kajio Shinji ; la jeune femme n’était initialement destinée à apparaître que dans une nouvelle, mais son grand succès a amené l’auteur à écrire d’autres récits qui lui étaient consacrés. Bien plus tard, le mangaka Tsuruta Kenji, grand admirateur du personnage, a été associé au projet d’adaptation de cette histoire initiale en bande dessinée – avec la bénédiction de l’écrivain, qui reconnaissait parfaitement son Emanon dans les dessins de Tsuruta. Ce dernier travaille à un rythme assez lent, comparé à l’usage chez la plupart de ses confrères, outre qu’il se disperse, semble-t-il ; aussi la réalisation de ces Souvenirs d’Emanon a-t-elle demandé plusieurs années – mais le résultat est là et bien là, et, disons-le, c’est un chef-d’œuvre.
L’histoire originale de Kajio Shinji, bien sûr, y a sa part (si la tendance au mysticisme chez le narrateur me laisse un peu perplexe, le traitement de la thématique de la mémoire est intéressant, et vertigineux quand il le faut ; dans un autre registre, l’épilogue est d’une immense beauté) – mais plus encore la manière de la raconter. Et, pour le coup, le dessin de Tsuruta Kenji fait vraiment des merveilles.
Notamment, bien sûr, en ce qui concerne le personnage d’Emanon : c’est une très jolie jeune femme, avec de charmantes taches de rousseur, de longs cheveux raides, une silhouette longiligne ; elle est un peu (pas qu'un peu) hippie, mais aussi, en dépit de sa mémoire hors-normes, quelqu’un de profondément humain, sous ces traits – elle est réelle, elle existe ; on a pu la rencontrer (je l’ai fait, de toute évidence, je me souviens d’elle – qui l’a rencontrée se souvient d’elle). L’idée même du coup de foudre, généralement, me laisse au mieux sceptique, sinon vaguement agacé – mais, dans les Souvenirs d’Emanon, cette idée prend soudainement vie ; et on se dit que, peut-être, on a vécu ce genre de choses, il y a longtemps, très, trop longtemps, on l’avait simplement oublié… L’extrême délicatesse du trait de Tsuruta fait ressortir sans jamais d’excès toutes les émotions d’Emanon – et celles du narrateur ; la précision du dessin, à cet égard, atteint des sommets, mais sans jamais d'esbroufe, et les planches sont vibrantes de vie et de sentiment. C’est parfaitement admirable.
Autour des personnages, soit d’abord autour d’Emanon, le bateau, au-delà le Japon, au-delà le monde, résonnent de la même intensité, de la même vitalité – jusque dans l’évocation des pires travers d’une humanité qui, aussi longtemps que s’en souvienne Emanon, soit depuis toujours, n’a finalement guère évolué, sinon dans la conception des outils employés pour tuer… La composition des planches, sobre, est toujours signifiante – notamment dans l’alternance de grandes cases, en haut ou en bas, occupant l’espace de deux pages, et soulignant mais sans jamais la moindre brutalité les propos les plus universels et englobants des protagonistes, tandis que les autres cases, plus petites, nous ramènent plus prosaïquement à la conversation entre Emanon et le narrateur telle qu’elle se déroule, ou aux commentaires du seul narrateur, fasciné à bon droit par cette rencontre si particulière, si mémorable. L’attention au détail de Tsuruta ressort par ailleurs aussi bien de l’expressivité subtile des personnages que d’autres « plans » plus resserrés sur leur environnement matériel (le ciel étoilé comme une étiquette sur une bouteille de bière), avec un naturel admirable.
Dans son interview dans le n° 5 d’Atom, qui m’a amené à m’intéresser à son travail, Tsuruta Kenji ne cache pas qu’il aimerait raconter une histoire en se passant du texte, simplement avec les dessins ; ce n’est pas le cas dans Souvenirs d’Emanon, même si la BD n’est pas spécialement bavarde, et si les « plans » évoqués à l’instant participent sans doute de l’idée d’une narration purement graphique. Cependant, passé l’histoire des Souvenirs d’Emanon à proprement parler, le volume s’achève sur une vingtaine de pages intitulées d’abord « D’autres souvenirs », puis « Errances », et qui sont purement graphiques – j’ai cru comprendre qu’elles étaient en fait antérieures aux Souvenirs d’Emanon, comme des esquisses ou des documents de travail qui auraient permis de définir graphiquement le personnage d’Emanon ; justement ce qui aurait convaincu Kajio Shinji de ce que Tsuruta Kenji était l’illustrateur idéal pour transposer ce personnage fétiche en bande dessinée, car il reconnaissait stupéfait l'image qu'il avait en tête lors de sa conception. Quoi qu’il en soit, c’est un travail de toute beauté – et tout particulièrement dans les huit pages en couleur qui introduisent ce dernier segment (il faut y ajouter la couverture et surtout les rabats de ce très joli volume), des aquarelles très délicates, un vrai régal pour les yeux. Dans la même interview, Tsuruta confessait adorer travailler la couleur, ce qui n’est a priori pas si commun dans le milieu du manga, et on le comprend : son dessin est encore sublimé de la sorte – même si le noir et blanc plus classique de la BD à proprement parler est déjà parfait.
J’ai vraiment été conquis par cette bande dessinée, véritablement superbe à tous points de vue. Tsuruta Kenji transcende la belle histoire, mêlant délicatement romance et SF, de Kajio Shinji, pour en exprimer toute l’essence, poignante en même temps que fascinante, avec une immense justesse. Le moyen idéal de confronter l’intime et l’infini, comme les meilleurs récits du registre. On en ressort amoureux d’Emanon – son souvenir persistera.
Chef-d’œuvre.