Personne ne choisit ses souvenirs ; on se souvient, voilà tout. Je m’en souviendrai d’Emanon, mais je maudirai ma mémoire pour cela. Les souvenirs les plus tenaces, pour beaucoup d’entre eux, ont le mauvais sens d’être des traumatismes. Un traumatisme de lecture précédant une critique qui, face au consensus, ne pouvait que justifier une profanation iconoclaste. Qu’on m’en excuse, mais il n’aurait su en être autrement.


Ce n’était pas le concept initial de cette histoire qui me rebutait. Loin s’en faut, car celui-ci était proprement génial. Une entité humaine qui recueillait en elle le souvenir de ses ancêtres, cela, depuis une époque où ceux-ci n’étaient que de lointaines bactéries d’il y a trois milliards d’années, dès les premières planches, avait de quoi saisir son lecteur pour que, de son propre chef, il garde les yeux rivés sur les pages qui défilaient. Moi y compris ; moi le premier même.

Souvenirs d’Emanon est un gâchis, une merveille au potentiel étincelant dont on ne fait finalement aucun usage idoine. Le postulat est là, mais il n’engendre rien, comme si l’une des plus belles femmes du monde était stérile.


Oui, stérile. Les personnages assez creux, ces fausses couches pourrait-on dire, soulignent remarquablement bien cet état de fait. Que la première de ces personnages qui se retrouve à interagir avec Emanon l’interpelle avec une citation qui soit parfaitement appropriée à son cas pratique donne déjà le ton. Pas un qui soit plaisant à mes oreilles fragiles.


De looooongues planches où rien ne se passe, celles-ci étant garnies de contemplations bien mièvres et d’introspections baveuses… il y en a qui trouvent ça poétique. Il y en a. C’est pourtant un artifice scénographique bien connu depuis le temps, assez pour qu’on puisse déceler les grosses ficelles qui le font s’agiter sous nos yeux pour accentuer un faux sens lyrique visant à combler une absence de substance réelle. Il y a littéralement des chapitres entiers où Emanon, sa cigarette au bec, reste le cul posé à regarder devant elle sans rien dire ni penser et où rien n’advient. La fumisterie, autant que je sache, n’est pas une forme de poésie. Mais sans doute les canons de la littérature moderne m’échappent. Le rythme, alors, n’est pas lent, puisqu’il est à l’arrêt.


À l’arrêt, les dialogues sont laborieux et tournent en rond. Rien ne se dit alors que tout s’énonce. Et puis, toujours avec ce petit sens mystique ; avec cette « lumière ». Ça aussi, comme tant d’autres choses, renvoie à cette notion de lyrisme esthétique qui ne s’affiche en réalité qu’en tapisserie dans l’œuvre. Et une tapisserie bien terne. Se laisser prendre par des artifices aussi grossiers, c’est tout de même manquer cruellement de vigilance et ne voir que ce qu’on veut voir.


Cette existence, cette mémoire du temps long, il y avait tant à en dire, tant à en faire. À commencer par nous relater son contenu. Mais rien n’y fait, les souvenirs d’Emanon s’occultent au profit d’un présent atone et indécis. Si tous les aïeux d’Emanon ont vécu une vie si remplie que la sienne telle qu’elle nous est présentée, il n’y a effectivement rien à en dire.

Les quatre chapitres qui succèdent au premier répètent les informations transmises au lecteur dans les premières pages de l’œuvre. Takuma dit qu’il ne peut pas pardonner à Emanon sans qu’on sache trop ce qu’il lui reproche… puis il y a une démonstration soudaine de pyrokinésie… et Emanon devient amnésique le chapitre suivant... Kamoulox ?


Et quoi ensuite, de la tranche de vie en couple ? Une tranche coupée depuis une vie sans fin et sans but ? Toujours à ne rien dire, à fumer et regarder l’horizon avec mélancolie. Parce que c’est lyrique la mélancolie, comprenez-vous. Si lyrique que le procédé narratif n’a plus qu’à s’effacer à son profit, quitte à ce qu’on nous relate soit aussi pataud et dépourvu de propos. L’œuvre est pourtant assise sur une mine de possibilités d’intrigue ; on parle tout de même d’une mémoire qui s’étend sur trois milliards d’années d’existence se succédant d’une génération à l’autre, il y a de quoi faire en principe. Mais non. De cette période, nous aurons quelques rares et fugaces évocations oniriques alors qu’Emanon, devenue amnésique, mais ayant conservé ses mémoires antérieures, continue de rêver. Elle rêve alors que c’est moi qui dort devant ce qu’on nous présente.


Les conversations, quand il se passe quelque chose – c’est-à-dire très rarement – sont lunaires. Voilà qu’on nous parle phytocide et ozone au beau milieu de nulle part dans le récit pour justifier la perte de mémoire. Et puis après on va bouffer.

C’est vraiment usant à lire.


Les traits du dessinateur – c’est une œuvre faite à deux – sont charmants quoi qu’assez rudimentaires en bien des aspects. Je n’en ai rien retenu si ce n’est qu’il devient très brouillon à mesure qu’il approche de la fin.

Le Maktub, Hikari, ce qui s’ensuit ; tout ça et tant d’autres choses jetées sur les planches sans avoir été franchement pensées font de Souvenirs d’Emanon un récit désarticulé sans pertinence ni propos, mais avec toutefois des prétentions. Qu’on puisse y voir un contenu éthéré, profond et poétique tient de la mystification et de l’auto-hypnose ; une de ces œuvres comme l’Ère des Cristaux où les afféteries et la langueur de la narration ou de ce qui s’y rapporte vous font croire à un idéal de beauté.


Emanon, après trois milliards d’années d’existence, n’avait rien à dire. Le manga en lui-même est une errance qui traîne des pieds et ne va nulle part. Je pourrais dire que la forme aura servi à masquer l’absence de fond comme je le constate trop souvent, mais cette forme n’avait rien de franchement élaborée pour qu’on se languisse d’amour pour une telle œuvre. Qu’elle soit si acclamée est pour moi un mystère. L’une des critiques du site sur cet ouvrage – je les ai toutes lues pour comprendre le « pourquoi » de l'engouement – spécifie « Il est important de se laisser porter par la lecture de Souvenirs d'Emanon » ; à ce conseil, je m’inscris en faux. Le lecteur n’a pas à se laisser porter, c’est au récit de le prendre. Non, décidément, Souvenirs d’Emanon n’a aucune force propre et, à moins de choisir de s’abandonner à elle pour la finalité de se faire, elle ne trouvera aucune prise sur un lecteur ayant gardé les yeux ouvert tout du long de sa lecture.

Josselin-B
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le 6 oct. 2023

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Josselin Bigaut

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