Stratège
7.8
Stratège

Manga de Sakemi Kenichi et Hideki Mori (1992)

C'est de longue date que Stratège me faisait de l'œil. De par son titre déjà, car Dieu sait que je suis friand de Mind Games dans le manga. Or, la stratégie militaire, peut-être mieux encore que n'importe quel autre contexte, se prête plus avantageusement aux tactiques et jeux d'esprit du seul fait de ses attributions et de sa finalité. Aussi, que je rassure d'emblée les lecteurs qui, hésitants, s'imaginent que le titre de l'œuvre usurperait ici ses prérogatives : il n'en est rien. Le caractère de Stratège accolé ici au personnage principal n'est pas un vain mot mais une promesse correctement tenue. Une promesse d'ailleurs joliment habillée.

Ah, les parures graphiques de Stratège ; même le dessin du pli des vêtements m’enchante. Le style ici rapporté a l’air daté, au point même d’évoquer parfois des graphismes d'un style capté et consolidé dans les années 1970. Cela, à condition toutefois de considérer que les dessins aient été optimisés jusqu’à atteindre un rang suprême. Car c’est le pinacle d’un style graphique qui aboutit avec Stratège pour ce qui est du dessin. La dernière vague ou plutôt, le dernier Tsunami d’un dessin brut, détaillé, sachant toutefois mêler une harmonie entre des esquisses élaborées et ce qu’il faut de minimalisme – pourtant abouti et détaillé – pour caractériser les personnages dans leur apparence. C’est le début de la fin d’une époque pour ce qui est du style. Époque qui sera entérinée au début des années 2000. Ça se savoure un dessin pareil, on ne mesure le génie du trait qu’après que celui-ci ait été abandonné au profit d’un style si lisse et épuré qu’il en a perdu tout caractère. Avec Stratège, je renouais avec la belle époque des Ryôichi Ikegami, des Masanori Morita et autres divins illustrateurs du paysage manga qui dessinaient le panorama éditorial de cette période. Il n'avait pourtant rien de transcendant pour l’époque le dessin de Hideki Mori, mais, on l'accepte un peu comme une Peugeot 404 dans l’idée ; à savoir une voiture autrefois très commune que l’on regrette des décennies après quand toutes les carrosseries sont aujourd'hui lissées et sans caractère.

Mais coupons court à la nostalgie et plongeons pour mieux déterminer ce que recouvre cette splendide devanture que constitue le dessin.

On ne ferait pas fausse route en disant que d’innombrables faciès dessinés ici ont été une source d’inspiration intarissable pour Naoki Urasawa. Je ne pense pas non plus m'égarer en clamant que le manga a indubitablement inspiré le Historié de Iwaaki. Il y a la thématique, il y a l’époque et, il y a une introduction qui ne trompe pas. S’il a jalonné le parcours des grands, c’est que Stratège a des allures de phare ; on ne peut dès lors qu’espérer de lui qu’il soit brillant. Je ne le connais pas, je n’en ai jamais entendu parler mais, de par son seul trait et ce qu’il a engendré au regard de sa postérité, Stratège laisse entendre qu’il faut attendre beaucoup de lui. L’entrée en matière était trop réussie pour ne lire la suite que d’un œil distrait ; tout laisse à présager qu’il sera excellent, on ne saurait peut-être même lui pardonner de n’être «que» bon.

Infiniment plus réaliste que Kingdom dans les tons, Stratège est une œuvre qui s'accepte comme beaucoup plus grave et mature en s'inscrivant pourtant dans l'exact même contexte historique. En ces pages, on insiste beaucoup sur ce qu’est la mort sur le champ de bataille ; ça n’est pas l’affaire de figurants qui s’envolent dans le décor, c’est quelque chose de sordide qui, si on l’aborde sans afféterie, ne saurait être romancé. Un prince patauge et glisse dans le vomi de ses hommes dégoûtés par la nouveauté du carnage. Une femme, au lendemain d’une bataille, retrouve son mari dont les os se sont emmêlés dans ceux d’un ennemi après qu’il lui soit tombé dessus depuis le haut d’un rempart. Pas de flamboyance ici, rien que la froide Vérité. Et ça ne contribue qu’à mieux relever le plat qu’on nous sert ici.

Faisant honneur à son titre, Stratège, naturellement, trouve moyen d'être particulièrement ingénieux sur les stratégies abordées qu’on pourrait cependant reléguer au rang de tactiques à petite échelle. Le Stratège, ici, n’élabore pas des plans de bataille avec des pions sur du papier, il met en place une multiplicité de stratagèmes ingénieux ; des pièges, des systèmes de localisation des espions, des canaux et même des manœuvres d’invasion aériennes ou encore des ébauches d’attaques biologiques pour déstabiliser des nations entières.

Oui monsieur, oui madame, tout ça dans un contexte historique datant d’il y a 2300 ans. Le sens de l’astuce ne déborde jamais, même ce qui apparaît parfois fantasque reste crédible du fait que le tout soit tempéré par un récit qui a à cœur de crédibiliser ses manœuvres tactiques. Et il ne faut pas en attendre moins des ennemis qui savent répondre à chaque coup par une contre-offensive plus cinglante encore. Les facettes de l’œuvre liées à l’espionnage valent la lecture. Il n’y a pas de redondance dans ce récit-là et on se surprend à terme à soutenir autant un camp que l’autre. C'est là le signe d'une bonne écriture.

Kakuri. Voilà un personnage principal de manga typé «Mind-game» qui ne se laisse pas porter par l’intrigue pour frayer avec la victoire, mais qui s’en remet plus volontiers à un réel travail de réflexion. Il y a de la sagesse à chaque enseignement qu’il prodigue. Du bon sens souvent, mais, même si ça n’a l’air de rien, c’est un trésor quand on en fait un usage judicieux. Ne disait-on pas de Louis XIV qu’il n’avait que du bon sens, mais qu’il en avait beaucoup ? Croyez bien qu'ici, le bon sens incarné dans des tactiques retorses, on nagera dedans.

Quelques retours sur le dessin sont de circonstance alors qu'on contemple les somptueux détails graphiques qui s'accomplissant lors des phases d’action. Certains plans de têtes décapitées m’ont instamment rappelé les débuts graphiques de Hunter x Hunter.

L’élan de fraternité entre soldats ennemis est par ailleurs émouvant. Il l’est précisément parce qu’il ne force rien. Pas d’éclats larmoyants ou tapageurs, rien que des adieux de paysans à l’endroit d’autres paysans. On se rend compte bien tard qu’aucun des soldats n’a finalement d’intérêt à mener les batailles sanglantes qui ne leur apportera, en guise d’ultime réconfort, qu’une tombe fraîche loin de chez eux. Contrairement à Kingdom, le sort du soldat est considéré sans qu’il ne soit besoin d’y ajouter du pathos. C’est un truisme de dire que la guerre est injuste, c’est cependant une gageure de le démontrer sans tricher. Stratège y parvient avec brio en ce qui concerne l'énonciation de son propos.

Néanmoins, il y a eu du hasard pour faciliter le récit. Une fois ! Une seule fois. Mais un gros hasard tout de même. Parce que l’éclipse de lune, j’avais rien vu de tel depuis Tintin. Pour une fuite, rien que pour une fuite.... une éclipse de lune néanmoins, qui tombait surtout à un moment trop opportun pour être acceptable. Il n’empêche que les tactiques pour mieux couvrir la fuite compensent pour l’aléa.

Mais enfin tout de même... une éclipse de lune…

L’utilisation d’insectes en combat - car il en sera question plus tard - est vraiment la bienvenue. Voilà un auteur qui, avec de la suite dans les idées, peut faire usage d’armes aussi incongrues sans jamais que celle-ci ne soient pourtant improbables. La suspension de crédibilité n’a pas besoin de nous hisser bien haut pour qu’on y croit, c’est amené finement et traité intelligemment. Aussi, on y souscrit sans peine en tant que lecteur fasciné.

Le prolongement de l'histoire faisant suite à l’évasion de Kakuri est cependant moins prenant. On se perd ainsi dans des allers et retours entre Tcho et Shin franchement superflus et ronflants, un attentat manqué contre le roi de Shin, une équipe qui s’agglomère sur le tard autour du héros à la manière de Berserk, c'est-à-dire, sans franchement se distinguer par ses faits d’arme ou la personnalité de ceux qui la composent. Et puis… ce taiseux qui ressemble comme deux gouttes d’eau comme le roi de Shin ; pensez-vous que je n’ai pas vu venir à quoi cela allait aboutir ?

On finira d'ailleurs par retrouver les protagonistes de Kingdom alors que Ryofui et l’histoire de la dynastie de Sei seront longuement explicités. Mais nous aurons ici droit à la version moins romancée ; celle où la mère du roi et son amant n’ont pas le luxe de partir discrètement en exil. Vous savez… l’écartèlement... la prison à vie.... ce genre de choses. Mais de l'Histoire, n'attendez cependant pas trop de détails ; là ne se situe pas le propos de Stratège. Un propos qui, à force que se poursuive le récit, finira d'ailleurs par se perdre sans trop qu'on sache ce qu'il cherchait à nous dire.

La fin du manga m’aura rappelé Mother Sarah. Celle qui survient à l'issue d'un antagonisme mou entre deux puissances finalement mal définies avec en plus, des dessins pas si éloignés.

Les stratégies viennent à manquer une fois la moitié de l'œuvre accomplie. Le défense de Ryo fut finalement l’élément le plus ragoutant du manga. Ce qui s’ensuit est une digestion plus ou moins laborieuse aboutissant à un long pet qui s’étendra finalement sur plusieurs volumes. Les menues tactiques qui s’amorcent alors sont certes variées, mais elles le sont autant que le seraient des vagues dissemblables sur une mer calme. Elles se distinguent les unes des autres en étant finalement les mêmes.

Eh puis, d'un coup de vent d'un seul, la suspension de crédibilité s’est soudainement envolée. Un homme qui, de par la seule force de ses doigts, peut pénétrer la pierre pour escalader un mur, même Kingdom n’aurait pas osé. On meurt suffisamment tôt pour être retenu comme un héros ou on vit suffisamment longtemps pour devenir le méchant. Stratège a le défaut d'avoir trop vécu malgré sa relative longévité. Il s’est affaissé progressivement sur tout le long de sa deuxième moitié de scénario. On a commencé avec l'Art de la guerre pour finir avec l'air hagard.


Le périple final de Yunji – personnage qui n’aura servi à rien de tout du long de l’intrigue – a pour seul intérêt de compléter un dernier volume relié qui n’était vraisemblablement pas assez rempli pour être commercialisé. On apprend à l'occasion de cette fin qu’il existait un pays idéal où la guerre n’aurait pas cours et qu’il se trouvait par-delà la mer de Chine orientale.

Mauvaise pioche.

Ah… si Stratège s’en était tenu à la stratégie….

Josselin-B
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le 2 sept. 2022

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Josselin Bigaut

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