Tristement inaugurée par le décès de Jean-Michel Charlier, l'aube des années 90 aurait pu marquer le crépuscule de Blueberry (comme il signa malheureusement la fin de son autre série western co-réalisée avec Guy Vidal, Les Gringos) mais il n'en fut rien : au contraire, non seulement Jean Giraud acheva seul la conception d'Arizona Love, 23ème album de la série , sorti en 1991, mais il fit même coup double en scénarisant le premier tome du spin-off Marshall Blueberry, tandis que le jeune François Corteggiani reprenait le flambeau de l'écriture de La Jeunesse de Blueberry, dont le tome 7 La Poursuite Impitoyable sortit un an plus tard.


C'est de la deuxième série dérivée du bagarreur au nez-cassé dont nous allons parler à présent. Comme La Jeunesse, il s'agissait pour Giraud de remonter dans le temps et d'explorer le passé de Blueberry, mais pas aussi loin. En effet, en ce début des années 90, cela fait plus de quinze ans que le personnage de la série principale, conçu comme une forte tête, est carrément en marge des autorités et alors qu'il s'apprête à rentrer dans le rang et à se sédentariser, son co-créateur lyonnais se prend de nostalgie pour sa période fondatrice. C'est ainsi que nait l'idée de Marshall Blueberry : renouer avec le lieutenant/shériff des six premiers tomes de la série originale, en l'adaptant à la sauce moderne des nineties.


Pour l'assister dans cette tâche, il se tourne vers un dessinateur qui s'impose comme une évidence tant le binôme qu'il compose traditionnellement alors avec le scénariste Jean Van Hamme a le vent en poupe à cette époque : William Vance, dessinateur de Bob Morane, XIII et Bruce Hawker. L'évocation de ces trois séries suffit à elle seule à illustrer la popularité du natif d'Anderlecht : adepte de mâchoires carrées et de femmes bien faites, William van Cutsem de son vrai nom a également un don pour les mises en scènes électriques et un sens du détail qui ne sont guère surpassées que par Moebius lui-même. Un nouveau duo de choc vient d'émerger sur la scène franco-belge.


De fait, Sur Ordre de Washington, premier tome de Marshall Blueberry, s'ouvre comme on pourrait s'y attendre de la part du natif d'Anderlecht : par un montage chronologique sans bulles de dialogue ou de narration, présentant pêle-mêle les exactions du chef apache Chato ; femmes et enfants massacrés, prisonniers torturés, on est tout de suite dans le bain ! Cela échange énormément de la série classique, dans laquelle Charlier aimait à démarrer en douceur avec pas mal de bla-bla. Ici, Vance impose très vite son style : visages patibulaires et taillés à la serpe, nervosité de tous les instants, y compris dans les éléments : Vance le nordique a toujours privilégié la neige, élément rarissime chez Blueberry, et comme la mer dans Bruce Hawker elle semble constamment en furie, intrusive et déchainée contre les personnages. Le mariage entre le style de Giraud et celui de Vance s'opère avec une étonnante rapidité, et malgré tout mon respect pour le grand maître et mon affection pour Colin Wilson, je ne m'aventure pas trop en disant qu'il s'agit du Blueberry le mieux dessiné depuis Angel Face, toutes séries confondues.


Mais je m'emballe pour le dessin et je néglige le pitch : nous sommes donc de retour durant la carrière militaire de Tsi-Na-Pah, entre Le Général Tête-Jaune et La Mine de l'Allemand Perdu pour être exact. Comme le dit le prologue, la vengeance du vindicatif Allister ne l'ayant pas encore envoyé croupir à Palomito, notre héros a retrouvé la vie de caserne à Fort Navajo – mais pas la routine, puisqu'un renégat du nom de Chato sème la terreur dans la région. Usant de ses bonnes relations avec les natifs, Mike parvient à les convaincre de lui livrer Chato pour rétablir la paix entre Rouges et Blancs. Malheureusement, la bande du renégat n'a pas l'intention de se laisser faire, et attaque le fort alors en sous-effectif…


Pour une série qui s'appelle Marshall Blueberry, il n'est pas question de faire régner la loi dans ce premier album, mais plutôt de sauver ce qui peut l'être ! On est donc davantage dans Fort Alamo que dans Fort Navajo. Le combat est intense et brutal, donnant là encore à Vance l'occasion de briller.


Niveau scénario en revanche… eh bien c'est Giraud qui écrit et ça se sent. Comme toujours avec lui, il y a des facilités scénaristiques et des invraisemblances que jamais Charlier n'aurait laissées passer durant ses trente ans de règne. Pourquoi la bande de Chato ne libère-t-il pas leur patron durant le trajet, plutôt que d'attaquer le fort deux minutes après son arrivée ? Comment diable le lieutenant Garrett peut-il mobiliser les deux tiers des effectifs du fort pour son expédition punitive et mettre son Pierre Bellemare de commandant devant le fait accompli ? Pourquoi les Indiens évacuent-ils après l'explosion du souterrain, alors qu'ils ont encore l'initiative ?


(Soupir) L'album est bon, vraiment, il est intense, brutal et prenant, mais avec un héritage comme le sien, ce genre de pis-aller est impardonnable, surtout quand, hormis Blueberry et le colonel Clark (aperçu dans 2-3 albums classiques, mais sans l'humanité qui lui est ici insufflé), les personnages sont aussi bof. Le jeune blanc-bec Adam Adams fonctionne bien au début, mais lui aussi se retrouve victime de la politique de la romance imposée à toutes les créations de l'époque. Chato et le trafiquant d'armes Newman sont quant à eux des méchants sans saveur, dénués de personnalité distincte, ce qui là aussi est particulièrement fâcheux lorsque leurs ancêtres s'appellent Quanah, Tête-Jaune ou Prosit…


Sur Ordre de Washington est donc, comme on pouvait s'y attendre, symbolique de sa période : l'effort est fait sur l'ambiance, plus brutale et nerveuse, aux dépens de l'histoire, bien moins élaborée que par le passé. Le titre n'est quant à lui finalement expliqué qu'en toute fin, en guise d'épilogue pour ainsi dire, puisque la raison de la présence d'Adams dans l'Ouest est de charger Blueberry, au nom de son ancien supérieur le général Sherman, d'enquêter sur un trafic d'armes massif du côté de la petite ville de Heaven. Newman est lié à cette opération, mais c'est plus une coïncidence qu'autre chose. Vraiment, au bout du compte ce premier tome n'a pas grand-chose à voir avec l'intrigue principal ! C'est du meublage, alors qu'il aurait probablement fallu démarrer la série directement à Heaven. Effectivement, tout cela va s'améliorer dès qu'il enfilera son étoile de shériff…

Szalinowski
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le 8 avr. 2019

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