Des maîtres du Body-horror, il s’en trouve quelques uns au Japon. Là-bas, la déformation du corps a trouvé mille prétextes pour s’exhiber dans tout ce que l’acception a de sinistre à offrir. Mais il y a une beauté certaine dans l’exercice lorsque celui-ci est bien fait. Junji Ito est un de ces maîtres et, de l’horreur, il en est devenu une figure incontournable, emblématique même. Se montrer exhaustif en établissant la liste des mangakas passés maître dans le Body-Horror serait une œuvre en soi alors qu’on pourrait aussi évoquer l’animation de Yoshiaki Kawajiri entre bien d’autres grands noms du milieu. Mais de tous ces noms rattachés au genre, il en est qui survient immanquablement sur toutes les lèvres des connaisseurs, et c’est celui de Hitoshi Iwaaki. Ce serait le limiter dans ses attributions que de scander qu’il s’est fait une spécialité du Body-Horror, mais, que ce soit délibérément ou à son corps défendant, l’homme - que dis-je - l’artiste, a simplement marqué son siècle et peut-être même les suivants lorsqu’il nous fit parvenir Parasite.


Dans la lignée d’un Go Nagai, il constitua le maillon d’une chaîne d’auteurs à même de surpasser ses prédécesseurs. Parasite fut une incrémentation révolutionnaire de ce qu’avait pu être le déjà légendaire Devilman. Il y eut un avant et un après Parasite ; quant à l’après, il se trouva quelques auteurs pour suppléer Iwaaki dans ses œuvres et poursuivre sur sa lancée. Tout cela, en allant au-delà même du Body-Horror tant tout ce que les œuvres d’Iwaaki ont à offrir est dense, aussi bien du point de vue des idées que de la scénographie exprimée tout en retenue.


Tanabata no kuni avait alors été une nouvelle incursion d’Hitoshi Iwaaki dans ce milieu bizarre où la déformation du corps, d’abord terrifiante et extraordinaire pour ce qu’elle avait d’horrifique, trouvait le moyen, sous l’inflexion d’une narration qui savait là où elle allait, de devenir presque banale. Ce procédé d’écriture – car le dessin ne pouvait se suffire à lui-même pour exceller – s’acceptait alors comme une prouesse indéniable.

Les deux œuvres connues de l'auteur sont similaires en bien des aspects. Au point en tout cas où un lecteur aguerri peut estimer que Tanabata no kuni avait été envisagé comme la transformation d'un essai ; de quoi mieux exploiter un registre artistique qui ne demandait qu’à faire florès.


Les dessins de Parasite, d’une simplicité biblique, étaient déjà bien rodés à cette époque, Tanabata no Kuni pris alors la même pli. Simples, ces dessins, ils l’étaient dans l’idée que recouvrait chaque design, mais jamais dans le trait. Un œil inattentif, à première vue, s’imaginerait lire une œuvre dont le style graphique est élémentaire, même si empreint d’une identité forte et marquée par sa singularité. Quand on croit ne rien devoir en attendre, Hitoshi Iwaaki passe la cinquième sans avertir et nous régale d’esquisses parsemées concepts hors du commun, ceux-ci étant garnis détails les plus somptueux. Il y aurait tant à dire sur ces mains horrifiques que l'on exhibe ici dès la couverture.


Tanabata no kuni se paye même le culot d’être drôle à ses heures perdues alors qu’un lecteur, déjà comblé, n’en demandait pourtant pas tant. Dans une atmosphère légère, les caractères des personnages s’épanouissent paisiblement dans l’allégresse d’abord, pour s’échauder ensuite à un sens du bizarre et à une terreur latente mais soutenue dont on ne saisit pas immédiatement les enjeux. Le club d’ESP qui nous est présenté, sans grande surprise, m’aura évidemment rappelé le club de culturisme de Mob Psycho.


L’histoire dans laquelle on s'immerge est palpitante, on se surprend à plonger dedans pour suivre ces protagonistes apparemment sans ambition, s’embarquer dans une étrangeté insidieuse et grimpante dont ils n’ont pas idée. Nous non plus par ailleurs. Ça n’était clairement pas un Parasite-bis, le manga a été pensé et travaillé diligemment avant d’être ici accouché sur papier et devenir une œuvre à part entière nonobstant la proximité des thématiques.


Bien assez tôt, Tanabata no kuni prend des allures de Twin Peaks à la mode ESP. Le cadre reculé dans le village de Murakami, tous les habitants méfiants et suspects dont on apprend peu à peu l’histoire avec, toujours, ce sens de l’étrange qui plane au-dessus des protagonistes cherchant à comprendre les secrets que dissimulent les locaux. L’intrigue prend le temps de se poser sans jamais s’attarder de manière indue.

Et puis, bien assez tôt, au gré de scènes assez équivoques quant à ce qu’elles nous rappellent, le cinéma de David Cronemberg semble se profiler devant nous. Il est question de Body-Horror après tout, la référence était incontournable. Scanners et La Mouche auront par ailleurs été à mon sens les inspirations les plus probantes relativement à la thématique ESP et des démonstrations publiques, ou bien encore de l’évolution morphologique progressive de ceux qui usent de leurs pouvoirs.


Pareil à Parasite, on retrouve dans la narration cette évolution du surnaturel qui, d’abord cloisonné et dissimulé, vient à se propager progressivement dans la sphère publique au point d’être connu de tous et de soulever de nouveaux enjeux. De là, l’appréhension du phénomène surnaturel s’accomplit d’une toute autre manière. Iwaaki, à partir d’un même élément, multiplie les angles d’approche et les circonstances dans lesquelles celui-ci est abordé afin de l’exploiter sans rien en laisser.


Yoriyuki aura vraiment été un personnage oppressant tout en restant néanmoins écrit tout en nuance. Voilà un antagoniste dont on ne se sent pas d’oublier la partition. Il était mémorable. Preuve, s’il en fallait une, qu’un personnage de son rang peut être présenté subtilement tout en étant développé ce qu’il faut de sorte à le rendre sympathique au lecteur malgré son rôle objectif. Un rôle ambiguë au demeurant.


Tout ce qui s’accomplit ici – et brillamment – se fait dans le calme, la maîtrise et la pudeur d’une narration mesurée au nanomètre près de créativité. Il n’y a pas de drames exagérés en ces pages, pas de cris, pas de larmes, même dans la mort ; tout se fait en finesse de sorte à ce que l’irréel s’imbrique dans un cadre absolument commun et paisible. Dieu ce que ça change de ces partitions à dramatismes incessants que sont devenus bon nombre de Seinens.


La conclusion est satisfaisante, sans chercher à nous révéler quoi que ce soit avec emphase ou pédantisme. Pas de dérives grandiloquentes, de discours indexés sur une doctrine propre à un antagoniste qui nous assommerait de ses truismes d’usage avant d’être vaincu : de la subtilité, rien de plus. Bien que légèrement en-dessous de Parasite, Tanabata no kuni mérite une note qui s’en rapproche. C’est cependant l'équivalent d'un 14/20 que j'accorde là où Parasite aurait plus volontiers été un 17. La révolution Iwaaki, avec le recul, s’est faite en deux temps, la deuxième vague ayant été plus décisive, mais dont l’impact n’aurait pas été le même sans celle qui l’avait précédée. C’est avec Tanabata no kuni que l’auteur s’est fini les griffes et, force est de constater qu’elles étaient, à terme, redoutablement aiguisées.

Josselin-B
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le 3 mars 2023

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Josselin Bigaut

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