Le site est de retour en ligne. Cependant, nous effectuons encore des tests et il est possible que le site soit instable durant les prochaines heures. 🙏

The Fable
7.4
The Fable

Manga de Katsuhisa Minami (2014)

Akira Satou veut vivre tranquillement

Trois pages, il n’en aura pas fallu davantage d’ici à ce que j’exhorte à pleins poumons qu’on me libère de ces histoires de tueur à gage invulnérable. Les protagonistes, dans la fiction, plus ils ont parfaits et mieux on se détourne de leur sort. Trop de fois je les ai vus, ces invincibles, rouler sur une intrigue qui, pour eux, avait été façonnée sur mesure. Aussi, bien assez tôt, à m’essayer à The Fable, je supputais le pire ; je le croyais même certain, comme avéré. Puis, mes exhortations, pour la première fois de ma vie, trouvèrent un écho pour le moins inattendu, mais ô combien espéré. Tout parfait qu’il puisse être notre héros, son périple consistera non pas à tuer, mais à laisser en vie : à ne surtout pas attirer l’attention.


Et l’auteur, non-content d’avoir trouvé une idée à même de me saisir positivement à revers, choisit de bien faire les choses. Un scénario pareil a un côté burlesque si on ne lit que le synopsis, mais il est ici traité avec sérieux et en taisant au mieux la fantaisie sous le boisseau. Les personnages, qui ne s’illustrent aucunement dans les caricatures faciles où nombre d’auteurs iraient les loger, sont posés et ne cherchent pas à irradier le lecteur sous un quelconque charisme présumé qui, de toute manière, aurait été forcé par la scénographie. Il y a un aspect relativement réaliste dans le traitement des personnages qui nous émancipe des habituelles parodies de Yakuza dont on a trop soupé par le passé.


Les dessins me rappellent du Hideo Yamamoto réduit à des esquisses autrement plus modestes, naturellement, mais dont il émane la même fragrance. Avec le cadre Yakuza et des visages parfois assez proches de ce que l’on retrouve sur le faciès de grouillots de Ichi the Killer ainsi que le groupe des quatre de l’arc Utsubo tout amène à penser que l’inspiration est patente. L’ambiance noire – néanmoins édulcorée par un humour toujours à propos – ainsi que les arts martiaux ambiants remémoreront à certains des passages de Shamo. Lirait-on d’ailleurs The Fable sans connaître son année de parution que l’on jurerait contempler un de ces Seinens comme il s’en dessinait encore au milieu des années 1990. Et de ma part, la remarque tient du compliment ; presque de l’éloge. Pas de détails excessifs et encore moins superflus, pas de clinquant ou d’effets numériques torchés partout sur le papier : tout y est rapporté en simplicité et en souplesse pour nous combler d’un récit finalement paisible dans le bain de l’oppression criminelle ambiante.


Tout le propos et l’intérêt du manga – ou presque – tient à l’interdiction de tuer qui incombe à Katou. Aussi, les ressorts scénaristiques qui viendront sans cesse l’égratigner pour suggérer chez lui quelques réflexes homicidaires, ne tombent jamais de nulle part. La cause principale de tous ses déboires tient initialement à la méfiance d’un yakuza en particulier qui, bien que chargé de sa protection, n’aime pas le savoir dans les parages. Le scénario est cadré d’emblée, aussi s’y engouffre-t-on sans peine pour évoluer à ses côtés sans encombre.


La manière qu’a Satou d’esquiver les embûches qui lui tombent sur la gueule ne repose pas sur de l’héroïsme, son charisme, ou je ne sais quel artifice de mise-en-scène visant à mieux souligner l’aspect « badass » du personnage. Dans l’humiliation, la tromperie et la rouerie caractérisée, il multiplie les astuces afin de mieux faire profil bas sans toutefois perdre de sa prestance à nos yeux. Ne pas tuer est la voie la plus difficile pour un personnage où les prétextes aux tueries pleuvent à verse. Katsuhisa Minami, en optant pour ce script, se sera astreint à bien des efforts pour écrire un manga qui échappe aux facilités scénaristiques d’usage, empruntant plus volontiers le chemin le plus long et le plus tortueux dans son écriture, sachant pertinemment que ce chemin est aussi le plus exaltant à arpenter pour lui, comme pour ses lecteurs.


Vous lisez ici l’œuvre d’un mangaka qui sort de sa zone de confort : faites un vœu.


L’abonné qui me l’avait recommandé m’avait assuré que The Fable était une belle merde, je me plais pourtant à trépigner dedans. Ça n’est pas le manga du siècle mais, c’est, selon moi, ce que devraient être à même de concevoir les mangakas contemporains en moyenne. Au milieu d’un paysage créatif dévasté par la médiocrité, le manga présent fait ici présence d’exception surnaturelle. Or, dans un monde bien fait, il devrait être un simple échantillon de la norme. Vingt-cinq ans auparavant, The Fable aurait été une goutte d’eau dans un océan ; on jurerait aujourd’hui que c’est un tsunami qu’on contemple. Voilà qui en dit long sur la sécheresse éditoriale qui nous accable depuis bien longtemps. Et qu’on ne se méprenne pas sur mes propos, ce n’est pas déconsidérer The Fable que d’écrire cela à son propos.


Malgré le sérieux du contexte, l’humour y est répandu sporadiquement à l’occasion de quelques gags ponctuels qui, sans forcer, font toujours mouche. Je peine à croire que l’auteur que je lis, avant cette œuvre, n’ait rien publié de convainquant, car il met dans le mille partout où il tire. Certains, plus exigeants que je le suis – ça existe – lui reprocheront peut-être de ne pas viser suffisamment loin, mais du moment que les choses, y compris les plus modestes, sont bien faites, personne ne devrait trouver prétexte à s’en plaindre. D’autant que The Fable n’est pas si modeste qu’il affecte de le présenter ; il est mesuré, ce qui suppose que son auteur en a une excellente maîtrise dès lors où ni le rythme ni les tenants du récit ne lui échappent.

Il est en tout cas hilarant de se dire que tout le tumulte venu remuer l’œuvre part en réalité de la méfiance indue d’un paranoïaque invétéré. Tout le fil de l’intrigue, en un sens, repose sur un malentendu initialement simple à éclaircir.


Les chorégraphies de combat – car il y en a – sans être spectaculaires, sont très bien découpées dans la pagination et présentent des situations qui, bien qu’exceptionnelles, restent cohérentes pour la majeure partie d’entre elles. Ne nous mentons pas, il y a aussi des acrobaties ; mais des quoi soient convenables à défaut d’être totalement probables. Le côté professionnel de Satou – au-delà de ses aptitudes physiques – est très bien élaboré, sans fantasme ni omission ; on s’y croirait, le récit n’en ressort que plus immersif. D’autant que les personnages sont vraiment travaillés pour ce qui est de leur psyché, devenant très attachants d’ici à ce que deux volumes s’écoulent sans que le scénario n’ait besoin de forcer pour agir en ce sens.


Vraiment, les couvertures de chaque volume ne font pas honneur à un Seinen écrit intelligemment et loin de l’idée de violence tous azimut que l’on pourrait supputer après en avoir miré la devanture. On parle d’un tueur à gage qui va passer des entretiens d’embauche pour travailler histoire de tuer le temps. Et le pire étant que l’affaire, une fois posée sur la papier, est rondement menée. Ah, on est loin d’un Sakamoto Days, tenez-le-vous pour dit.


Pas d’histoire de romance conventionnelle – oh cette monstresse de Youko – pas de piste scénaristique qui soit prévisible ou exagérée, tout se lit, tout se découvre et tout se savoure une page après l’autre en toute simplicité sans qu’on ait besoin de rajouter du piment par-dessus. The Fable n’est pas un met fade, mais délicat. Qu’un spécimen humain, sans vraiment avoir les codes de sociabilité conventionnels, s’essaye à une vie routinière, devient très vite distrayant sans même qu’il ne soit besoin d’exagérer ou de jeter le moindre gag sur le déphasage que constitue le principe venu guider le manga. L’intrigue parallèle de Youko est toute aussi délectable dans ce qu’elle a d’atroce. J’ai appris beaucoup sur les femmes grâce à elle… de quoi nourrir quelques rancunes et autres traumatismes cuisants.


Le drama avec Jackal, en plus d’être drôle, ponctue remarquablement bien les étapes du récit en plus de renouveler les motivations d’un héros qui ne fait en réalité que laisser le temps passer tandis qu’il en profite. Et malgré la routine supposée de son quotidien, jamais le récit ne patauge ou ne ralentit, tout ce qui vient est toujours divinement bien amené. D’autant que les plus friands d’action – celle-ci étant soutenue ce qu’il faut sous le boisseau du réalisme – pourront se délecter des bisbilles yakuza annexes.


Pas mal de travail de recherche pour ce qui tient aux armements et aux méthodes utilisées pour commettre un assassinat parfait – on ira jusqu’à la champignonnière. Ça n’aide que mieux à crédibiliser un contenu déjà particulièrement réaliste.

Que Kuro, tout minable qu’il est, cherche à marcher dans les traces de Satou permet d’offrir un faire-valoir à ce dernier pour ne pas qu’il se complaise dans la solitude du baroudeur. La focale, à trop être braquée sur un unique personnage – qui plus est principal – use en effet la rétine et la patience de son lecteur. L’auteur a agi en conséquence en apportant un relatif vivier de personnages secondaires à même de rajouter de la vie dans une histoire qui ne gagne ainsi qu’en relief. On s’en souviendra de la balade dans les bois qui, sans Kuro n’aurait évidemment pas été aussi savoureuse. La survie dans les bois aussi bien narrée, comment ne pas évoquer Golden Kamuy à cette occasion ?


Vraiment, le cours du récit sait varier ses étapes afin de ne surtout pas lasser son lecteur. Chaque gorgée d’intrigue qui nous parvient trouve le moyen d’être aussi vivifiante que la précédente. Et les enseignements qui y sont prodigués, que ce soit sur la résilience ou sur l’éducation – le discours d’Utsubo après son introduction est particulièrement savoureux à ce titre – sont d’une pertinence dont l’acuité vise au cœur autant qu’à la cervelle soit atteinte de plein fouet. Et jamais, ça ne force le côté didactique ou philosophique en travers de notre gorge jusqu’à nous faire dégueuler.


L’arc Utsubo est franchement palpitant, et là encore, sans avoir à bouger les murs. La narration est sobre, discrète ; d’une efficacité redoutable après que l’on ait remarqué à quelle vitesse on se sera laissé happer dans les chapitres qui se poursuivent.


Rien ne me rebute mieux qu’un personnage trop parfait, plus encore si celui-ci tient du registre Terminator : sans sentiment ni variation de tempérament ; ce qu’est Satou en dernière instance. Malgré toutes mes appréhensions, je ne sais comment, ce personnage se sera révélé à ses lecteurs comme plaisant dans toute sa pureté et sa simplicité sans jamais s’en tenir à des variables ténues. Peut-être, finalement, sais-je comment Satou – et tous les autres personnages – s’avèrent si attractifs ; en étant écrits de manière appliquée par un auteur qui aura pris son temps pour développer ses personnages et là encore, là toujours, sans jamais trop en faire. The Fable est la recette manga de la juste mesure en toute chose ; une Bible dont je me fais le zélé prêcheur tant la ferveur m’est venue à contempler un récit simple et bien fait. The Fable est la preuve par quatre qu’il ne faut pas faire beaucoup pour bien faire. En un sens, les dessins rudimentaires que Satou commet dans le cadre de son travail sont emblématiques de ce qui fait le socle du travail de l’auteur. Simples, ils le sont, mais ils auront demandé beaucoup de travail d’élaboration avant d’aboutir et de rencontrer le succès.


L’humour, quand on le perd un temps dans la gravité et le tumulte des aléas criminels, nous revient soudain en pleine gueule quand on s’y attend le moins. Au détour d’une case, ou même le long de chapitres entiers pensés à cet effet, les séquences drolatiques, originales et tirées du contexte même de l’intrigue, font s’esclaffer qui s’y risque. Je m’en souviendrai de l’arc de la soirée de Noël, tout comme les excursions au bar ; et vous aussi.


Le scénario, en continuant de cuire, toujours à feu doux, n’en finit pas de révéler ses saveurs avec l’arc final étiré sur le dernier tiers de l’œuvre. Les antagonistes sont intéressantes – c’est assez rare pour être noté – les manigances aussi douteuses sur le plan moral que réalistes dans ce qu’elles ont de concevable. The Fable, de par ses mérites, prouve qu’on peut poursuivre la parution de son manga sur le temps long tout en ayant toujours quelques chose à rajouter, le tout, sans radoter ou surenchérir dans le drame à pas cher et sans jamais renier ses fondamentaux. En tous endroits et en chaque circonstance, la recette de la juste mesure fait florès.


J’ai eu beau l’écrire déjà, je ne l’ai cependant pas fait assez : les personnages de The Fable, autant les principaux que les secondaires sont attachants et s’accrochent encore à nos bons souvenirs quand même la fin du récit s’impose à nous. Très crédibles, réalistes et sans éclats tapageurs, ils ont en eux une certaine aura strictement humaine. Les tueurs à gage ne sont pas présentés comme des protagonistes altiers et invincibles au charisme flamboyants, mais des personnalités humaines aux caractères solidement établis et approfondis, sans toutefois jamais qu’on ait à forer trop loin dans leur psyché. Lisez ceci et lisez-le bien, car mon badge Pisse-Froid atteste de mon opiniâtreté : il n’y a pas un personnage dans The Fable – pas un - qui m’ait déplu ou déçu en aucune manière que ce soit à aucun instant donné. Ma lecture, tout du long, a glissé sur du velours. Chromé or, le velours.


La mise en scène est si sobre qu’il faut s’astreindre à une deuxième lecture, une qui soit moins récréative, pour prendre compte du génie narratif en jeu. Les modalités scénographiques de ce qu’on pourrait appeler l’affrontement final enfreignent tous les codes, mais ne les violent que pour mieux leur faire un enfant prodige. Le grandiloquent s’efface, s’anéantit ; il ne prend même pas la peine de germer pour donner lieu à une rencontre au sommet écrite autrement. Émancipé de tout ce qui tient au braillard ou au tape-à-l’œil, pur et simple dans toutes ses acceptions, The Fable entonne une mélopée douce et calme sans fausse note. La partition n’était pas la plus élaborée qui soit, mais il fallait cependant être un virtuose pour la jouer sans une faute d'accord. C’est avec méthodisme que l’auteur a déconstruit les codes scénographiques et narratifs qui ont cours dans le milieu du Seinen à cette date pour les réassembler à sa sauce. Un peu à la manière dont on démonte une arme à feu avant de la remettre en ordre pour la rendre plus efficiente.

Loué soit l’éditeur qui aura donné sa chance à Katsuhisa Mitami.


Car il faut en parler de cet auteur. D’abord pour donner de l’exposition à son œuvre, et ensuite parce qu’il n’a percé que sur le tard. C’est une sorte de Kurosawa de l’édition qui, avant The Fable, n’a jamais connu de succès pour finalement s’illustrer – et brillamment – à presque cinquante ans. Son âge, je crois, se ressent dans son crayonné qui porte la marque d’une époque éditoriale admirable dont il fut l’un des glorieux héritiers. On sait peu de choses de cet homme et pourtant, il gagnerait à être connu.


C’est sans réserve ni retenue que je me lancerai sur sa suite The Fable – The Second Contact. Cela, tout en espérant que l’auteur, ivre de son succès, ne cède pas aux facilités qui auront pu conduire un Tôru Fujisawa à compromettre son œuvre phare au point de la prostituer jusqu’à la véroler.

Josselin-B
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes [Mangas] Ici, on tue les ours et Les meilleurs mangas Seinen

Créée

le 29 août 2024

Critique lue 311 fois

8 j'aime

2 commentaires

Josselin Bigaut

Écrit par

Critique lue 311 fois

8
2

D'autres avis sur The Fable

The Fable
CharlyyPhoenix
10

LES VACANCES DE L'ORQUE SAUVAGE

Akira est un redoutable "Professionnel" du crime dont la rumeur dit qu'il est capable de tuer un homme d'une seule balle en six secondes. On le dirait pire qu'un Requin, une Orque sauvage (Et Dieu...

le 13 mai 2024

Du même critique

Hunter x Hunter
Josselin-B
10

Éructations fanatiques

Nous étions le treize avril de l'an de grâce deux-mille-six, j'avais treize ans. Je venais de les avoir à dire vrai ; c'était mon anniversaire. Jamais trop aimé les anniversaires, il faut dire que je...

le 20 juil. 2020

62 j'aime

170

L'Attaque des Titans
Josselin-B
3

L'arnaque des gitans

Ça nous a sauté à la gueule un jour de printemps 2013. Il y a sept ans de ça déjà (et même plus puisque les années continuent de s'écouler implacablement). Du bruit, ça en a fait. Plein, même. Je...

le 8 avr. 2020

35 j'aime

60

Monster
Josselin-B
10

Critique sans titre pour un Monstre sans nom

Il s'agit là du premier dix que je suis amené à délivrer pour une des œuvres que je critique. Et je n'ai pas eu à réfléchir longuement avant d'attribuer pareille note ; sans l'ombre d'une hésitation...

le 17 janv. 2020

34 j'aime

14