Le XVIe siècle, en France : la jeune Lara, seize ans et accusée de sorcellerie, meurt lentement sur le bûcher. En appelant à la déesse des sorcières, Sha, elle demande le pouvoir de se venger des tortures qu'elle a subi et de la fin funeste qui l'attend... Cinq siècles plus tard, dans la métropole de New Eden, l'inspecteur Duffy est chargée d'enquêter sur le suicide bien mystérieux d'un trafiquant d'armes membre de l'ésotérique Fondation du Destin. Mais sitôt arrivée sur les lieux du crime supposé, des hallucinations l'assaillent.


Des visions qui semblent venir d'un passé bien lointain. Qui hurlent leur haine. Et réclament vengeance... Pour Duffy, c'est le début d'un chemin de croix pour le moins inhabituel, où des choses restées longtemps oubliées lui reviennent peu à peu en mémoire – mais des choses douloureuses, pleines de sang, de soufre, et de malédiction.


Si on ne garde aucun souvenir de nos vies passées, après tout, il y a bien une raison.


Le mélange des genres donne rarement de bons résultats sur le plan des idées, surtout dans les domaines de l'imaginaire qui présentent chacun des spécificités assez peu compatibles avec celles de leurs voisins. C'est un corolaire du postmodernisme qui, à force d'estomper les frontières des genres, s'enlise trop souvent dans des paradoxes, voire des contradictions : il n'y brille plus qu'une originalité de forme où le fond reste bien plus simple que ce que les apparences peuvent le laisser croire au premier abord. L'exemple type : le croisement de la magie du fantastique, surtout à tendance médiévale, avec l'hypertechnologie futuriste – soit un cocktail à base de passé et d'avenir, et donc forcément discordant... (1)


Mais comme à toutes règles on trouve des exceptions, il s'avère que l'œuvre dont il est question ici appartient à l'autre catégorie : celle qui conjugue avec bonheur deux genres a priori incompatibles – et précisément la fantasy avec la science-fiction typée cyberpunk.


Sha, en effet, nous transporte de la fin du Moyen Âge à une civilisation des réseaux et de la cybernétique où règnent les multinationales dans un monde rendu fou par les divertissements faciles et la surconsommation de l'inutile, avec la bénédiction d'une population lobotomisée par la publicité et les flashs d'information alarmistes tout en se déchirant dans une lutte des classes aussi furieuse que fratricide. Comme toujours, ce type de futur se veut une métaphore de notre présent, mais là où le scénariste se montre habile, c'est quand il y ajoute une composante le plus souvent absente des productions qui se réclament du cyberpunk : la religion.


Religion qui demeure une des caractéristiques principales des États-Unis contemporains : toujours hanté par ce passé puritain sur lequel ils se sont fondés et dont ils n'ont jamais vraiment voulu se débarrasser, ils laissent encore la foi conditionner leur quotidien.


D'où l'ouverture du récit lors du Moyen Âge : il ne représente pas, dans ce cas précis, la satisfaction d'un besoin d'exotisme de forme mais participe bel et bien à illustrer le fond de l'œuvre. Pat Mills dénonce ici une nation américaine qui n'a jamais vraiment su évoluer depuis l'époque de sa fondation – au cours du XVIe siècle, justement la période où commence la narration – jusqu'à nos jours où en dépit des progrès techniques, le passé religieux autour duquel la nation américaine s'est constituée (2) devient à présent un frein à ses progrès sociaux. En fait, sa technique sert de progrès de façade, pour mieux dissimuler sa sclérose sociale.


Il semble alors logique de la part du scénariste de s'associer pour un tel projet avec un artiste non seulement spécialisé dans le genre du médiéval-fantastique mais qui en est souvent considéré comme précurseur et leader sur le média de la narration graphique.


Olivier Ledroit se montre ici en pleine possession de son art, mariant les tons et les formes en parfaits tableaux du passé comme du futur. S'il étonne peu dans sa retranscription du premier, en raison d'une œuvre passée bien connue des bédéphiles, son travail sur le second surprend, émerveille même ; car la cité de New Eden qu'il a imaginé évoque un croisement lui aussi, celui de Metropolis (F. Lang ; 1923) et du Los Angeles de Blade Runner (R. Scott ; 1982), mais où pointent des reliques de l'architecture de fer – typique d'une époque pour le moins conservatrice – comme des années 30 et 50 – respectivement périodes de crise, donc de repli sur des valeurs morales, et de chasse aux sorcières.


Ainsi, Sha se présente comme une œuvre tout à fait exceptionnelle. D'abord en réussissant à marier deux genres de l'imaginaire très peu enclins à l'union ; et ensuite à travers des graphismes qui ne se résument pas à de simples illustrations mais qui accentuent les idées du récit.


Nous aurons l'occasion de voir, dans les chroniques des tomes suivants, que cette alchimie ne se gâte pas sur le long terme...


(1) le lecteur soucieux d'approfondir la problématique que j'évoque ici peut-être trop brièvement se penchera avec bonheur sur cet article de Gérard Klein paru dans le n°21 (février 1992) de NLM.


(2) mérite d'être rappelé que de nombreux colons du Nouveau Monde étaient des protestants qui fuyaient les persécutions religieuses en Europe.

LeDinoBleu
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le 8 mai 2011

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