Que peut-on faire quand on découvre que son meilleur ami, son seul ami, voire même la personne dont on est profondément amoureux, n’est plus lui-même, est devenu quelqu’un d’autre ? Continuer à l’aimer, désespérément, est la réponse – évidente pour lui – de Yoshiki quand Hikaru revient, « autre », après avoir disparu en forêt : ce nouvel Hikaru qui a la mémoire du vrai, les goûts du vrai, l’apparence physique du vrai, mais n’est pas le vrai, comment et pourquoi ne pas l’aimer autant ?
Il s’agit là d’un sujet profondément original, relativement perturbant même, si l’on est sincère, qui sépare d’emblée ce The Summer Hikaru Died de 99% des histoires habituelles, particulièrement dans le domaine fantastique. Et le fait que Mokumokuren ne craint pas s’approcher très près de la question de l’homosexualité, sans la caricaturer ni tomber dans le « wokisme » à la mode, ajoute encore de la richesse et de la singularité à son livre. Mais le fantastique, demanderez-vous, où est-il dans tout ça ? Mokumokuren est un passionné des yokaï, ces fameux fantômes japonais qui ont nourri tant de livres et de films, et il les place au centre de son livre : il est bien possible que Hikaru soit désormais un yokai, et que cette possession ait rompu l’équilibre entre le monde du surnaturel et le monde des humains dans tous les alentours du village de Yoshiki et Hikaru. Des phénomènes inquiétants se multiplient, la traversée d’une sombre forêt devient d’un coup une véritable aventure, un cadavre suspect apparaît… quelque chose s’est déréglé dans la nature profonde des choses. L’angoisse monte, la terreur n’est pas loin,… même si peu de gens ont encore réalisé le danger…
Le concept de The Summer Hikaru Died a été initialement publié sur Twitter, où il a gagné une bonne base de fans. A partir de là, il a attiré l’attention d’une maison d’édition japonaise, et connu un parcours remarquable : son premier volume, une fois publié « physiquement », a rencontré un impressionnant succès critique et financier, avec plus de 200 000 exemplaires vendus à sa sortie. Mi-2023, la série comptait déjà près d’un million et demi d’exemplaires en circulation, et ce succès a attiré l’attention des fans de mangas en Occident… d’où sa publication aujourd’hui en France.
Par rapport au niveau très élevé de nos attentes, The Summer Hikaru Died (tiens, d’ailleurs, pourquoi conserver le titre international en anglais ?), le premier tome de la série ne déçoit pas : la fusion de deux genres (le fantastique horrifique et le récit d’une initiation amoureuse et sexuelle) lui permet d’aborder des concepts ambitieux (on pense ici à la scène quasi-cronenbergienne d’exploration physique de l’intérieur du corps de la personne aimée via une fente béante dans son tronc !), sans se départir d’un réalisme très sensible, très touchant, qui parlera aux adolescents explorant leur propre identité et éventuellement effrayés par le force de leurs propres sentiments.
On remarquera la créativité graphique de Mokumokuren qui sait inventer et réaliser des images déroutantes, parfois perturbantes, matérialisant visuellement les angoisses et les tourments de ses personnages, en se focalisant parfois même sur des détails quasiment abstraits du décor : cette approche graphique inhabituelle contribue à l’originalité de la série, et confirme l’habileté de l’auteur à maintenir l’équilibre difficile entre fantastique conceptuel et réalisme sentimental… Et c’est ainsi que The Summer Hikaru Died se distingue, et spectaculairement, du tout-venant du manga contemporain.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/10/31/the-summer-hikaru-died-de-mokumokuren-le-renouveau-du-fantastique-japonais/