Solo, c’est un chouette projet lancé par DC il y a quelques années, qui a pour concept d’offrir une cinquantaine de pages de carte blanche à un dessinateur pour qu’il puisse y exhiber sans vergogne l’étendue de son talent à travers plusieurs histoires courtes mettant en lumière les différents aspects de sa palette graphique. L’idée est de faire en sorte que, pour une fois, le dessinateur soit le boss : même si des scénaristes sont parfois invités, c’est son nom et seulement le sien qui orne la couverture. L’aspect solennel et –forcément- arty de la démarche est soulignée par le fait que, à l’origine, les numéros étaient publiés sans la moindre page de pub (merci wikipedia pour l’info), histoire de bien montrer qu’on était dans un truc prestigieux. Avant même qu’on en ait ouvert le moindre volume, toute la série Solo semble avoir déjà la prétention de s’annoncer comme un must mais, on s’en doute, le pari de la carte blanche est un trip toujours risqué, et la qualité des ouvrages dépendra donc surtout de la personne a qui l’éditeur en a confié les clefs…
Du coup, histoire d’être bien sûrs de ne pas se chier dessus dès le premier numéro, DC Comics a confié à Tim Sale le soin d’ouvrir le bal. Parce que, voyez-vous, en matière de pointure, Tim Sale, c’est quand même un mec qui se pose là. Au moment où il fait Solo, il s’est déjà illustré dans Superman For All Seasons, ses Batman avec Jeph Loeb, et sa saga des couleurs chez Marvel : sa réputation n’est plus à faire, alors il se contente de la consolider, en nous déballant son éventail de styles sur 6 récits courts qui possèdent chacun leur propre identité mais qui, juxtaposés les uns aux autres au sein du même ouvrage, font surtout jaillir celle de l’artiste.
En toute logique, lorsqu’on lui laisse carte blanche, ce sont les thèmes chers à Sale qui s’expriment le plus pleinement : le souvenir, le sentiment amoureux, et un paquet des déclinaisons de leurs nuances, mais surtout dans les tons les plus pastels. Car chez Sale, tout, qu’il s’agisse des dialogues, des scènes d’action ou même des simples paysages, semble recouvert d’un voile douceâtre qui impose au lecteur le recul de la mélancolie. C’est là son don, qui se manifeste par une capacité incroyable à bénir de vulnérabilité même les plus impénétrables ou les plus anonymes des personnages.
Sous cette patte, conséquence irrévocable de la bienveillance profonde de son trait, Superman devient un géant candide à la force tranquille, Supergirl fait fondre son petit cœur de guimauve, les assassins se révèlent des martyrs tragiques en seulement 4 planches, et les vieux papys grincheux percent le mystère des femmes après 40 ans de silence. Tout ça se passe avec ou sans mots, mais toujours dans la fulgurance, et c’est lorsqu’on compare l’infinie densité des émotions suscitées par Sale à la taille ridicule de l’espace dans lequel il les exprime qu’on réalise à quel point le mec a du génie.
Dans son récit d’ouverture, presque muet, Tim Sale signale que, comme Bruce Timm, il aime ses femmes espiègles et fatales, et le prouve avec brio en rappelant qu’il n’a jamais été nécessaire de foutre Catwoman à poil pour la rendre sexy et féline (coucou Guilliem March !) ; dans son avant-dernier récit, il rend un hommage carrément explicite au film noir, à ses privés, à ses vapeurs, à ses robes rouges, à ses voix off et à sa vision de la ville et des ombres comme personnages à part entière.
Entre les deux, son style aura progressivement perdu en vitesse et en vivacité des couleurs, et on sera passé en un rien de temps de la légèreté au drame, sous les bons auspices de Darwyn Cooke, de Jeph Loeb et de Brian Azzarello, sans doute sous l’ombre tutélaire de Will Eisner, dans une cohérence qui se révèle effarante dès qu’on prend un peu de recul pour la considérer.
Même dans l’agencement de ses histoires, Sale joue comme un virtuose de notre corde sensible, et prouve bel et bien qu’il est un maître qu’on n’a que trop relégué aux ombres qu’il affectionne tant. Dans de telles conditions, le premier tome de Solo ne pouvait être, bien entendu, qu’un must.
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