Avec des dessins d’une grande humilité, Jean Harambat approche les derniers chants de l’Odyssée ; ce sont ceux du retour d’Ulysse sur son Ithaque Natale. Les traits qu’il prête au héros, en lignes brisées et taches d’aquarelles, déforment le visage du guerrier abattu par dix ans d’errance, dont Pallas Athéna a effacé le nom et la face. Inidentifiable, même pour ceux qui l’ont jadis aimé et qui encore ont la force de l’attendre, il gravit les pauvres coteaux de son île chérie : en haut, dans les murs cyclopéens de son manoir, dans l’ire de la vengeance, le temps sera retrouvé.


Le récit est bien connu. Il file de case en case, refaisant cette histoire entendue à différents moments de notre vie, charmante pour la nostalgie et la redécouverte perpétuelle qu’elle fait résonner en nous. Notre regard d’ailleurs n’est jamais neutre : l’œuvre a trop ensemencé au cours des siècles, et nous, nous sommes trop exposés à différentes sources modernes, différentes recompositions de la source ancienne, pour que l’on puisse la percevoir comme une œuvre achevée, un édifice clos et parfait.
Impossible et illusoire pour nous de nous abstraire du magma culturel que porte le seul mot d’odyssée. Chacun de nous y apporte une part de soi, y confronte sa grande bibliothèque mentale, et c’est de là que l’on tire les sources les plus fertiles.


En termes critiques, on appelle cela la « réception » (1). Quand on assume la nécessité, pour comprendre une œuvre, de prendre en compte la réception faite de celle-ci par ses lecteurs, on affirme que chaque recomposition d’un matériau culturel est productrice de sens.
Harambat saisit intuitivement la richesse qui repose dans le partage relatif d’une référence comme celle des chants de l’Odyssée, et de sa circulation kaléidoscopique dans sa réception faite par l’infinité de nos contemporains. Certains y projettent leurs envies de chercheurs, linguistes, historiens ou archéologues ; d’autres y lient une émotion d’enfance ; certains encore y attachent du vécu, identifient dans des figures mythiques des souvenirs triviaux qu’ils remodèlent…


Dans Ulysse : les chants du retour, les contours rigides des cases qui narrent l’arrivée d’Ulysse à Ithaque s’estompent, et des aquarelles plus vives prennent leur place pour laisser la parole à un chœur de contemporains. Parmi eux, des hellénistes chevronnés comme Jean-Pierre Vernant, Jacqueline de Romilly, ou l’archéologue Bruno Mazzali expliquent leurs impressions plus ou moins intimes quant à Ulysse ; ils côtoient les plus anonymes des lectrices d’Homère qui débattent sur la plage, un bibliothécaire dans la pauvre Ithaque moderne, ou encore l’imaginaire en éveil du petit-fils de Vernant.
Les mots de chacun d’entre eux tissent un mythe élargi du retour à la terre natale, de l’errance, de la perte d’identité et de la quête pour la retrouver. Tous prennent possession d’une ressource en circulation, et lui donnent une richesse qu’on ne saurait lui supposer a priori.


Alors, nécessairement, l’œuvre d’Harambat colle au corps, et ignore les inepties de la « Grèce blanche », de la gloriole classiciste, de la pureté des grecs-nos-ancêtres. Harambat affirme et démontre qu’on se passe simplement de ces toiles d’araignées idéologiques.


Nul texte, nulle Bible, nul mythe n’existe sans les individus qui lui donnent corps. Troie a chuté, Homère est mort, et l’humanité ne sait plus chanter sa poésie ; mais Ulysse vit toujours !
En comprenant ainsi ce que sont les mythologies, en revenant à l’évidence, en arrêtant de chercher une pureté originelle, un état parfait de ce qui nous constitue, n’esquisse-t-on pas à une esthétique humble et humaine, engageante et libre, de la culture ?




(1) : Pour les intéressés, ce concept est d’abord développé par Hans Robert Jauß (Pour une esthétique de la réception) et Wolfgang Iser (L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique) dans l’école critique « de Constance ». Il est repris et étendu aux champs de la sociologie et de l’anthropologie par Hans Blumenberg dans les années 70 (La raison du mythe ; Arbeit am Mythos). Ce dernier analyse les matériaux mythologiques en fonction des contextes d’énonciation (le locuteur, ses objectifs, son contexte culturel…), et affirme que la mythologie n’est productrice de sens que dans ses re-productions successives variées.
À ce titre, on peut récuser les hiérarchies des sources qui se sont construites au fil de l’histoire, et mettre sur pied d’égalité, libéré de tout jugement de valeur prescriptif, des textes anciens qui portent de nombreuses marques d’autorité comme, pour la « mythologie nordique », l’Edda de Snorri (v. 1230), et des réécritures contemporaines comme celles qui opèrent dans le dernier jeu God of war (2018).

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le 3 déc. 2020

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