Tout le monde fait la gueule, la moue molle et les yeux perdus ; c’est bien du Taniguchi que je lis. Une fois de plus. Il n’est, après tout, pas un de ces auteurs qu’on puisse facilement esquiver dès l’instant où l’on cherche à se prévaloir d’une vague culture manga. À nous assaillir avec ses œuvres multiples, l’homme est simplement incontournable.


De son dessin – invariable du début à la fin de sa carrière – j’en ai tout dit. Se reporteront à mes critiques de Quartier Lointain, Le Journal de mon Père, Le Sommet des Dieux, entre autres qui voudra savoir ce que j’en dis. Peu de choses en réalité. J’y aperçois chaque fois une pudeur dans les tons qui, en dix pages de temps, vire à l’inertie morne. Il y a, dans sa manière de dessiner ses personnages, des pesanteurs qui suggèrent davantage la lourdeur que la gravité. Ce n’est en effet qu’en ce sens que ce qu’on y lit est pesant.


Et c’est là, d’emblée, où je mets les pieds dans le plat sans même me déchausser. L’intrigue rapporte un personnage ayant eu un accident de moto. Dans le coma, il voit son âme quitter son corps, puis se réveille plusieurs mois plus tard. Or, dans ce corps, ce n’est plus son âme qui l’occupe, mais celle du chauffeur qui lui est rentré dedans et qui, lui, est tenu pour mort.

L’intrigue est intéressante, porteuse de certains fruits qu’on espère goûteux mais… elle n’a rien d’originale. Ce que je lis ici, est littéralement la transcription d’un épisode de X-Files paru en 1993, soit treize années auparavant. Voudrais-je faire l’impasse sur ce point que je ne le pourrais pas. On peut voir mais pas dévoir ; le ressort fantastique est rouillé d’avoir déjà été utilisé ailleurs.


Qui plus est, les mêmes ritournelles observées du temps de Quartier Lointain – dans un registre différent – se retrouvent ici. Le protagoniste adulte doit ainsi s’acclimater à un corps plus jeune et s’acclimater à son environnement social proche auquel il est étranger du fait du gap générationnel. Le sentiment de redite, sans être accablant, passera en tout cas par la tête de qui a déjà partiellement épuisé le répertoire de Taniguchi.


Et comme chaque fois avec ce genre d’histoire, le protagoniste n’agit jamais de manière rationnelle, au point où c’en est frustrant à la lecture. Qui se retrouverait dans sa situation agirait tout autrement. Il clamerait qui il est, chercherait à donner des preuves. La première chose à faire, lorsqu’il retrouve sa femme et sa fille, consisterait à leur donner des détails de leur vie privée que seul celui qu’il était pourrait fournir ; de quoi prouver qu’il s’agit véritablement de lui. Mais non. Le voilà, ce bon couillon, qui flâne à peine remis sur ses jambes. Plutôt que de chercher désespérément à renouer avec sa femme et sa fille – auxquelles il tient – le voilà qui fricote avec la copine de celui dont il usurpe le corps. Non pas par vice, mais du fait d’une écriture incohérente dans ce qu’elle a à nous communiquer.


Il se laisse ballotter, accepte docilement d’endosser la vie de ce garçon qu’il n’est pas. N’importe qui hurlerait à la mort chaque jour que Dieu fait et ferait tout pour retrouver les siens, mais pas notre protagoniste. Il se lamente silencieusement, avec ce visage grave mais paisible, signature illustre de la formule Taniguchi. Moi qui suis pourtant prompt à l’introspection poussive me retrouve fatigué de tous ces monologues internes qui ne mènent nulle part. « Ah, j’étais un père indigne, je n’aurais pas dû tant travailler et davantage m’occuper de la ma famille ». Vraiment, monsieur Taniguchi ? Vous comptez nous ruminer, en 2006, la morale du film « Menteur Menteur » et toutes les autres œuvres de la même trempes parues près de dix ans avant votre composition ?

Ah mais ! Jirô Taniguchi, lui, nous fait parvenir cette morale depuis des personnages froids, silencieux, perdus dans un recueillement de chaque instant. Je suppose que ça change tout. Effectivement, ça change : c’est encore plus soporifique.


Y’en a qui, par milliers si ce n’est par millions, se sont laissés enrhumés par ce que je me plais à appeler la « formule Taniguchi ». Il suffit, pour ces gens-là, qu’un auteur mime la quiétude et la pudeur dans son œuvre pour que celle-ci soit auréolée d’une aura de sérieux ; qu’elle devienne intouchable. Eh bien j’y touche, moi, à l’intouchable, et sans me laver les mains. Le contenu a déjà été traité ailleurs – et en mieux – la morale est creuse, les personnages n’ont aucune présence et la logique, d’un bout d’intrigue à l’autre, s’avérera défaillante en diable.

MAIS ! Puisque monsieur Taniguchi soigne ici sa scénographie – qui est la même pour toutes ses œuvres en réalité – nous nous devrions de porter un regard nouveau. Un peu à la manière de ces amateurs de jazz qui n’écoutent pas la musique pour en profiter, mais à la seule fin de l’analyser froidement et d’en décrire la complexité des rouages.

J’ignore si les compositions de monsieur Taniguchi sont sophistiquées, tout m’incline à répondre à la négative, ce que je puis assurer sans aucun doute en revanche, c’est que ce n’est pas plaisant à lire. Je peine à croire qu’on puisse lire deux fois un même manga de cet auteur tant la platitude ambiante y est exaspérante.


Ce protagoniste, on souhaite le baffer à chaque case où il apparaît. « Je me demande ce que ma famille devient » soupire-t-il dans les méandres de ses songes tourmentés par son calvaire.

Tu te demandes ? Tu te le demandes ? Eh bien lève ton gros cul et va les voir. Ce serait le premier réflexe de tout être humain bien-portant. Mais non, il reste allongé sur le lit de ce garçon dont il usurpe le corps et se contente de se demander. C’est aussi un élément clé de la formule Taniguchi, réfléchir sans penser et rester immobile. Que tout cela est exaltant.


Et qu’on m’épargne les procès comme quoi il faudrait que tout bouge vite pour me faire frétiller le umlaut. Je suis un lecteur fanatique de Hunter x Hunter. Vous savez ? Ce manga où un personnage peut rester debout à ne rien faire et à se retourner la cervelle sur un problème donné en nous ensevelissant sous des pavés de texte. Cela, je l’apprécie car la pensée qui a cours dans le cas présent, d’abord structurée et solidement échafaudée, est en plus tournée vers un objectif qui a vocation à être concrétisé.

Ici, les pensées échappent à l’esprit du protagonistes comme une série de flatulences intempestives venues empuantir le manga tout entier. Oh que l’air est lourd quand on lit de pareilles œuvres.


Qualifiez-moi d’iconoclastes si cela peut vous rassurer, mais Taniguchi, dans les termes, c’est aussi pompeux que présomptueux. Assez bellement mis en scène pour tromper son monde, mais avec finalement bien peu de contenu à nous offrir dans la plupart du temps. C’est une chance qu’il s’en tienne le plus souvent à des séries courtes. Mais qui, courtes, ne le seront jamais assez tant l’auteur n’a rien à dire et nous le fait savoir à travers des nuées de pensées stériles étalées sur le papier.


Le voilà, notre passager clandestin, qui s’occupe de la vie de Takuya ; d’affaires qui, en définitive, ne le concernent pas. À chaque chapitre qui vient – il y en a douze – on lui hurle d’aller retrouver sa famille. Mais non, pensez donc, le protagoniste est davantage préoccupé à savoir quelle était la relation de la mère de Takuya avec son fils. Mais enfin… pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’un merdeux assez stupide pour mourir d’un accident de moto était potentiellement un garçon à problèmes à même de faire s’inquiéter sa mère. Je suis profiler au doigt mouillé, faites-moi confiance.


Il s’aperçoit que la mémoire de Takuya revient, que, peut-être, sous peu, il disparaîtrait derrière. Il y a urgence… et il ne va pas voir sa famille. Je vous assure, c’est usant pour les nerfs de s’éprouver à la morne passivité de ce protagoniste prostré et taiseux qui ne bouge jamais son cul bien que tout l’enjoigne à le faire.


Presque à la moitié de l’œuvre, il se décide enfin à y aller. L’approche ne pouvait pas être plus maladroite. Plutôt que de donner des détails que seuls sa femme et lui connaissent – prouvant par là-même qu’il est qui il prétend être – il se répand en explications vaseuses et mal articulées. Ce con de Kazuhiro a passé plusieurs mois à cogiter, il aurait pu envisager un demi-milliard de stratégies d’approches pour la fois où il retrouverait sa femme et... il se foire dans les grandes largeurs en une minute de temps.


Ah oui, et vous aurez aussi du drame. L’épouse de Kazuhiro, en quelques mois de temps, a déjà retrouvé un compagnon. Un ami du personnage principal par ailleurs, cela va sans dire. On n’est jamais mieux servi que par les siens.

Invraisemblance totale, énième écorchure à la logique, le fils de Kazuhiro, un jeune enfant, d’instinct, devine que son père a échangé de corps avec Takuya. Et cela, du seul fait que le chien familial l’apprécie tant. Même la mère de Takuya le croira en un rien de temps, paraissant même s’en réjouir. Mais quel genre de mère agit ainsi, très franchement ? Tout le monde le croit sans qu’il n’apporte de preuve, sauf celle qui devrait le croire du fait des preuves avancées plaquées contre sa figure de niaiseuse.


Il s’évanouit tout le temps, aussi. Un Ciel Radieux, c’est l’histoire d’un type, il fait rien ; mais alors rien, et il s’évanouit à force de trop avoir rien foutu. Après il revient à lui, il fout rien, mais avec une ardeur encore bien supérieure à ce dont il était capable précédemment.

Je grossis le trait, mais je vous assure que la passivité vous mine les nerfs de page en page.


Et puis, il n’y a pas de règle dans cette histoire d’âme dans un autre corps. Les changements inopinés s’improvisent comme ça, au détour d’une case. « Ah, Takuya est à nouveau présent dans mon corps, ah, il est à nouveau parti ». Pourquoi ? Comment ? Apparemment, on s’en fout. Ça tombe bien, moi aussi. Là-dessus, au moins, monsieur Taniguchi et moi parvenons à nous entendre.


Par la suite, ça devient mielleux et larmoyant. La thématique s’y prête, mais c’en est si prévisible et surtout, si faussement pudique que, là encore, ces éléments ne font qu’ajouter du sel sur nos blessures de lecteur. Par pitié qu’on en finisse, ce tome est interminable.

Il faudra douze chapitres pour que le protagonistes, dans son infinie lucidité, parvienne à accomplir ce que j’avais préconisé après quelques pages de lecture : prouver qu’il est bien celui qu’il prétend. Chronologiquement, dans l’œuvre, cela lui a pris plusieurs mois. Cela m’aurait pris plusieurs heures, trajet inclus.


Au final, j’ai lu un mélange de Ghost, Menteur Menteur, et Freaky Friday ; la fine fleur de ce que la création a pu élaborer de mieux, vous en attesterez. Mais le tout, évidemment recouvert d’une empreinte lourde comme les pierres afin de parer la farce d’un sérieux de pitre qui ne convainc pas.

La phrase de fin est la suivante « Mais qui croira en mon histoire ? ». Eh bien, Kubota, avec une intrigue aussi mal léchée et des personnages aussi peu crédibles dans la manière dont ils réagissent, la réponse est « Pas moi ». C’est pas très propre d’agonir la tombe d’un auteur tant révéré en pissant sur ses œuvres, mais ce n’est pas parce que Taniguchi est mort qu’il est immaculé. Un Ciel Radieux était une œuvre effroyable et abominablement mal réfléchie, je n’ai trouvé que du mal à en dire en cherchant scrupuleusement des atouts dissimulés au détour d’une case. En vain, je vous prie de le croire.

Mais… qui croira à mon histoire ?


Josselin-B
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le 29 oct. 2024

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Josselin Bigaut

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