Benjamin Flao et Troubs passent une saison aux Tuamotu, plus précisément sur l'atoll de Fakarava (60 km de long, 20 de large, 16 km² de terres émergées. Ils participent à un projet qui consiste à retrouver les techniques de fabrication traditionnelle des praos, ces pirogues à balancier, qui ont été abandonnées depuis 1965 au profit des bateaux à moteur. L'idée serait, à terme, que les Polynésiens se réapproprient ce mode de transport écologique.
C'est une bande dessinée très atmosphérique, qui vous met hors du temps. Rarement j'ai ouvert une bande dessinée avec cette impression instantanée que le temps s'arrêtait. Chaque dessinateur a son style. Je ne sais pas lequel correspond à quoi, mais il y a des planches gouachées très contemplatives et très sensorielles, qui donnent l'impression d'entendre le souffle du vent, de sentir la vibration du soleil. Il y a d'autres planches dans un style plus "carnet de voyage truculent", qui rapportent des anecdotes de la vie quotidienne. Et ce qui est génial, c'est que les deux styles se complètent bien. Parfois j'ai l'impression qu'on arrive au bout du genre du carnet de voyages (il n'y a qu'à voir les derniers Guy Delisle), qui tombe vite dans l'anecdote un peu nombriliste. Mais ce que j'ai apprécié, c'est l'équilibre entre la volonté de s'intéresser à une culture qui n'a pas laissé de traces sinon orales (quelques témoignages d'anciens), les allusions politiques (Flosse, les conséquences de l'arrivée puis du départ du nucléaire dans la région), le propos écologiste (enquête sur le système des secteurs, qui permettait autrefois à l'île d'être autosuffisante, expériences de pêche, de récolte du coprah...) et le récit de vacances décontractées, où on se force à retaper ce fichu catamaran. Orgie sensorielle qui évite le piège de la carte postale, récit de potes qui ne se perd pas dans l'anecdote, les auteurs ont su bien naviguer entre les différents écueils (ou patates de corail, comme on dit).
Au final, on apprend énormément, tout en se régalant les yeux et en se ressourçant. Avec l'ombre d'Hugo Pratt en arrière-plan (la Ballade de la mer salée est probablement son meilleur).
Ce livre est un petit délice.