Bon alors fini les critiques débiles, je chausse mes plus belles lunettes de critique de Télérama. C'est parti!
A l'époque, je cherchais un manga mettant en scène des samouraïs, des rônins et des katanas. J'ai alors commencé à acheter Vagabond (étant de plus inspiré d'un célèbre roman) et je dois avouer que mon premier contact avec l'œuvre ne m'avait pas forcément emballé. J'avais donc, un peu déçu, reporté l'achat de la suite de la série à une date prochaine indéterminée.
Quelques années plus tard, je repris la série et, sûrement avec un peu de maturité en plus, je réalisai alors que j'étais passé totalement à coté de son propos et que je me trompais lourdement : en réalité, ce manga ne parle pas de sabre.
Enfin si, mais l'auteur utilise le sabre comme un vecteur pour aborder d'autres sujets plutôt que comme une fin en soi. Takehiko "Dieu" Inoue joue avec la fantastique galerie de personnages qu'il a créée et nous livre leurs réflexions sur notre relation aux autres, sur notre place dans le monde, sur la lâcheté, sur la force, sur le génie, sur la paternité, sur la rédemption etc... et ceci tout en évitant les lourdeurs: le propos est amené très naturellement et quelques fois exprimé de façon subtil par un geste, une attitude ou un silence, l'auteur jouant beaucoup sur les non-dits.
La relation entre le héros Musashi et son ami d'enfance Matahachi rappelle étrangement celle entre le Mozart et le Salieri d'Amadeus de Forman : le génie absolu face à l'homme moyen, qui le hait car il n'arrive pas à se hisser à sa cheville, mais qui paradoxalement l'admire et ressent une profonde affection pour lui.
Quand à Kojiro, le "rival" de Musashi dans le roman, Inoue a eu l'idée géniale et audacieuse d'en faire un personnage sourd-muet (le problèmatique du handicap est le thème de son autre manga : Real). Il réussit en plus le tour de force de dépeindre un personnage extrêmement attachant et à développer sa personnalité alors qu'il ne décoche pas un seul mot de toute la série. Tout se joue sur ses regards et ses réactions ainsi que sur le cadrage et le découpage des planches.
Ainsi, l'auteur a choisi d'opérer un changement radical dans la narration en abandonnant momentanément l'errance de Musashi et en se focalisant durant quelques tomes sur l'histoire de Kojiro. Ces tomes, extrêmement justes et touchants nous font vivre sa jeunesse passée dans une petite cabane au bord de la mer, en compagnie de son "père" Jisai, un vieux bretteur qui l'a recueilli tout bébé.
Mais ce qui rend avant tout cette œuvre "vraie" et passionnante est le parallèle entre le parcours de Musashi et celui de l'auteur. Il apparaît en effet de manière évidente que les questionnements, les embûches et les doutes de Musashi lors de son cheminement sur la voie du sabre sont le reflet exact de ceux d'Inoue sur son art : comment s'affûter à l'extrême dans l'art qui est le sien, devenir la "meilleur lame/plume sous les cieux" et quelle est la finalité et l'intérêt de tout cela? Ainsi, il est quelquefois difficile de déterminer si c'est l'auteur ou le personnage qui nous parle.
A ce titre, l'évolution tout au long de la série est stupéfiante: on assiste au passage progressif de l'adolescent à l'adulte, non seulement de Musashi, mais du graphisme et du ton de l'œuvre. Les dessins s'affinent (certaines planches sont à couper le souffle), la technique change (passage de la plume au pinceau vers le milieu de la série), la narration éclate et se fait de plus en plus libre et fluide (flashbacks, flashforwards, changements de perspectives...). Les derniers tomes sortis, baignés d'une douce mélancolie, sont ainsi d'une grâce et d'une légèreté folle...et très important il y a la dose d'humour nécessaire pour éviter de se prendre trop au sérieux.
Alors il faut savoir que je n'ai pas lu le roman mais le manga s'en éloigne assez (ajouts de personnages, caractères différents...) pour constituer une œuvre vraiment à part. Et puis je ne pourrai plus voir les personnages autrement que sous le trait inimitable du mangaka, qui reste un des plus doués de sa profession.
On a donc là un manga qui reste avant tout un excellent divertissement mais qui, si on gratte un peu sous la surface, a un peu plus à offrir que ce que l'on y voit au premier coup d'œil.