Aux douces illusions

Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard
Louis Aragon

Sommes-nous déterminés à expérimenter l'absurdité de la vie, condamnés à vivre dans une perpétuelle confusion ?

Si tel est le cas, il apparait clair que nous nous le refusons, exerçant alors la pleine puissance de nos facultés dans l'unique but de masquer cette vérité. Symétrie architecturale, chemins tracés, haies taillées et graines plantées, nous nous efforçons de contrôler notre environnement, d'en apprivoiser la nature voire de lui donner un sens qu'elle n'a pas. Quand on cherche à tout modeler, il devient nécessaire de se donner les outils de la bonne mesure. Un pouce, un pied, une constante, un kilogramme unique. D'une échelle microscopique bien élaborée découle la mesure, la gestion, le contrôle de tout l'ordre macroscopique.
Mais qu'est-ce donc qu'une échelle bien élaborée ?
C'est sans doute celle qui saura nous unir, rompre nos différences, apaiser les conflits, dompter le chaos et en définitive le mouvement désaccordé des corps et des esprits. Tel est l'intérêt de définir un kilogramme universel car une fois réalisé, l'ordre peut enfin régner sur ce qui nous entoure: une uniformité de lotissements géométriques, des services de chauffeurs de taxis avec qui la parole n'est plus nécessaire, des autocollants certifiant la conformité.
On arrive ainsi à expérimenter le monde extérieur riche du fruit d'une connaissance a priori et non plus a posteriori.

La vie en est-elle moins absurde pour autant ?
L'inconstance des gens, le deuil des relations et des vies perturbent le cœur et on en vient à se demander si nous avons pour eux bien plus de place que dans une mini voiture électrique bleue. Si la solidité de notre véhicule ne saurait faire face à la moindre bosse, au moindre relief.
Dans cette quête d'unité, les vieux s'endorment et les jeunes s'éveillent. Peut-être aperçoivent-ils leur salut, peut-être aperçoivent-ils leur désillusion. Si la balance fait lumière sur l'extérieur, elle laisse l'intérieur bien obscur. On ne peut pas mesurer la vie, l'âme de vingt et un grammes est aussi incertaine qu'une balance mal tarée.
Des illusions de notre raison déchue, on se contentera alors de celles de notre espèce au travers d'une rencontre, d'un toucher ou encore du chant des oiseaux.