Après le beau Oslo 31 Août de Joachim Trier, 1001 grammes, le nouveau film de Bent Hamer donne du cinéma norvégien la même impression de mélancolie douce-amère et diffuse, la même idée de la solitude des êtres, la même sensation de calme et de sérénité, la même « norvégianité » en somme : des films aérés, minimalistes et qui vont droit au but.
Marie est une scientifique employée au bureau norvégien de vérification des poids et des mesures, et s’occupe en particulier du calibrage des kilos-étalons de son pays, la Norvège. Un travail qu’elle partage avec son père, scientifique au même endroit, avec qui elle a des relations discrètes, comme ces « pauses clopes » quotidiennes dans un hallucinant couloir, d’une longueur qui les éloigne mais d’une étroitesse qui les unit. En dehors de ces discussions parcimonieuses avec son père, elle est engluée dans une vie rectiligne et nette, vivant dans une maison trop grande et trop vide, toute en angles, avec nulle part où se nicher, subissant les caprices d’un ex-petit copain qui prend tout son temps à récupérer ses affaires, enserrée dans sa minuscule voiture électrique. Quand on la voit s’installer chichement dans la pénombre de son salon, au coin d’un feu qui n’est pas là, avec son verre de vin et sa cigarette, on la sent désenchantée, désemparée, même. Elle a le blues, de ce bleu que Bent Hamer utilise à profusion pour ses habits, pour son lieu de travail, pour sa voiture électrique, pour son univers glacé qui fait un peu froid dans le dos.
La description du quotidien quasi-robotique de Marie est très bien amenée par le réalisateur, il y a dans ce film quelque chose du Brazil de Terry Gilliam qui aurait été réalisé par Kaurismaki, quelque chose de très poétique et de légèrement absurde.
Le thème du film porte sur le poids, un beau sujet propice aux métaphores qui sont ici certes plus ou moins appuyées. Marie et son père manipulent les poids- étalons du Bureau, mais ils s’interrogent aussi sur le poids de leur propre existence, le père qui porte sa culpabilité d’avoir accepté que son frère soit déshérité à son profit d’une ferme qu’au fond, il n’a jamais exploitée ; la fille qui porte le poids de sa solitude, d’une vie trop étriquée et sans but, celle qui donne le plus lourd fardeau, « celui de n’avoir rien à porter sur son dos ».
L’actrice Ane Dahl Torp est parfaite dans cette performance assez low-key, où elle fait paraître le moins de sentiments tout en faisant ressentir que sous toute cette glace couve un feu depuis longtemps.
Dans la deuxième partie du film, elle donne une toute autre facette à voir, tout aussi parfaitement travaillée. Suite à l’accident cardiaque de son père, Marie le remplace au pied levé au congrès du kilo à Paris. Ce périple commence par une conférence dont la sévérité même est la source du comique de la situation. Ces scènes au Bureau International des Poids et Mesures constituent le passage le plus drôle du film, une bouffée de fraîcheur qui contrebalance de manière très opportune le sérieux de la première partie du film. La vénération du poids originel, « Mère de tous les kilos » est proprement hilarante : présenté aux conférenciers en extase contenue, il est manipulé comme une bombe atomique, admiré comme les joyaux de la couronne, protégé comme un nouveau-né. La présentation est suivie d’ un très beau défilé de tous sous un éclatant soleil parisien, le kilo dans une main et un parapluie (bleu) dans l’autre, une scène qui fait penser à Isao Takahata (et à son récent Contes de la princesse Kaguya) : primesautier, délicat, onirique.
Le ton du film change graduellement : la lumière devient chaude, les couleurs dorées, et le sourire affleure le visage jusque là impassible de Marie. Toute cette chaleur humaine semble enfin la réveiller à elle-même et aux autres. Tout le poids s’envole avec l’entrée en scène de Pi, un scientifique du Bureau qui s’est reconverti en jardinier. Interprété avec beaucoup de douceur par Laurent Stoker, ce personnage est la clé qui permet à Marie de sortir du carcan qu’elle s’est imposée. La voilà tout à fait différente, lâchant prise, une chrysalide enfin prête pour le monde qui l’entoure.
1001 grammes a peu de choses à raconter, mais ce sont des choses essentielles et Bent Hamer les raconte délicieusement. C’est un film minimaliste dont les scènes les plus structurantes se passent hors-champ, telle par exemple la séparation avec son petit copain que seuls les allers-retours sont montrés, signifiant de manière forte qu’entre ces deux-là, il n’y a plus rien à dire. Et quand ce n’est pas hors champ, Les plans sont de toute beauté, nets et symétriques, ou au contraire d’une poésie folle comme cette âme qui sous nos yeux « s’élève » d’une façon bien belle et inattendue…