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Qu’un auteur aussi engagé que Steve McQueen s’attaque à l’esclavage coule de source. Après l’excellent Hunger, et Shame (que je n’ai pas encore vu), et avant sa parenthèse Widows sa superbe série d'anthologie Small Axe, il nous livre 12 Years a Slave, une plongée dans la vie d’un homme libre réduit à un sobriquet monosyllabique à qui l’on fait rapidement comprendre que son passé érudit sera source de malheur pour le sort qu’on lui destine.
Dupé et capturé à Washington, Solomon Northup est embarqué sous couvert de la nuit, vendu pour une poignée de dollars. Le trajet vers le sud se fait en cuts très vifs, alternant entre scènes de soumission, roues du steamer qui broient les flots tranquilles, et désespoir grandissant qui se lit sur les visages des prisonniers alors que la destination infernale se fait de plus en plus précise. L’éducation de Solomon, devenu Platt, se révèle être un handicap. Il est trop malin pour le rôle qu’on lui attribue, trop ingénieux pour la servilité que l’on requiert de lui. Une sorte d’Algernon de la liberté, qui a plus encore à perdre que celui né sous le fouet. Et pourtant, tous les esclaves qu’ils croisent souffrent plus encore, inconscients qu’il existe une autre voie et donc sans compréhension de l’ampleur de l’injustice qui se trame.
Ainsi Platt passe de maître en maître, révélant chaque fois une nouvelle facette de l’humanité. Un négrier reste un négrier lui assène-t-on comme réalité alors qu’il défend le frêle objecteur de conscience Benedict Cumberbatch, qui a pour seul recours de sauvegarde contre le stupidement cruel Paul Dano de le vendre au glaçant Michael Fassbender. Et ainsi douze ans s’écoulent, sans marqueurs temporels, perdant autant le spectateur que le personnage habité par Chiwetel Ejiofor. Seules quelques mentions des saisons viennent nous mettre la puce à l’oreille, tandis que les scènes d’atrocité ne sont entrecoupées que de brèves respirations où la nature, superbement filmée, vient rappeler son cours immuable par le chant des insectes, la végétation chaotique des bayous, et la voûte céleste qui domine les plantations de son poids écrasant.
Dans une vie sans réconfort, comme le rappelle avec son bout de savon la déchirante Lupita Nyong’o en Patsey, il faudra un enterrement pour que le groupe d’esclaves entre en communion dans un chant qui sonne comme une acceptation pour Platt, une résignation de ce qui l’attend pour le reste de sa survie. Le passage de vie à trépas sous un gospel qui se place en parallèle de l’instrumentalisation de la religion (un pléonasme, certes) par le maître, utilisant celle-ci comme un garde fou contre tout questionnement moral et comme une justification de son sadisme, allant jusqu’à reproduire une version fourvoyée de la Passion avec la pauvre Patsey.
Les esclaves prédisent une inéluctable rétribution pour les monstres qui les exploitent, comme une lueur de justice divine qui permettrait de rationaliser ce qui leur arrive. Cette justice n’a jamais eu lieu, les maîtres ayant par ailleurs reçu des compensations pour la perte de leur main d'œuvre gratuite, et la liberté finalement acquise ayant mené à un ensemble de loi ségrégationnistes qui, si elles ont été abolies il y a à peine cinquante ans, continuent de résonner dans la société américaine contemporaine. La notion d’une réparation aux descendants d’esclaves, qui permettrait de réduire l’écart de richesse (accumulée d’un côté et déniée de l’autre), a été abordée dans le courant du mouvement Black Lives Matter, mais sans suite. Une belle façon de dire : “Vous n’étiez rien, et on s’arrangera pour que vous le restiez”.
Quant à l’esclavage, il a encore de beaux jours devant lui : 2% de la population Mauritanienne, les travaux forcées aux USA (cf. 13th de Ava Duvernay), la Coupe du Monde au Qatar, les camps Uighurs… Une industrie estimée à 150 milliards de dollars annuels et qui touche plus de 40 millions d’hommes, de femmes et d’enfants.
Abitbol avait raison : “Monde de merde”.