Dans la torture des champs de coton
Jusqu’à présent le cinéma du vidéaste britannique Steve McQueen ne m’avait guère convaincu. Ses deux premiers longs-métrages en dépit de sujets forts (l’histoire de Bobby Sands et l’addiction sexuelle) se résumaient à une démonstration plutôt impressionnante de rouleur de mécaniques, un peu trop assuré de ses effets. Reconnaissons que cela a bien fonctionné, notamment avec Shame, portant en lui suffisamment de scandale et de transgression pour séduire, même si, au final, le sujet n’était pas traité, ou alors superficiellement, davantage dans ses symptômes que dans son étiologie.
En choisissant l’Amérique et un sujet fort (l’esclavage), on pouvait craindre que Steve McQueen s’égarât un peu plus, aveuglé par son succès. C’est donc une excellente surprise de constater qu’il n’en est rien, qu’au contraire 12 Years a Slave, malgré son estampillage hollywoodien, se révèle plus modeste et moins tape-à-l’œil que les deux opus précédents, alors même que le sujet était aisément porteur de débordements en tous genres. Cette trajectoire incroyable d’un affranchi redevenu esclave sert néanmoins de support à la thématique chère au réalisateur de Hunger : la mortification du corps, et plus généralement son instrumentation. Hier la grève de la faim ou l’activité sexuelle illimitée et automatique, aujourd’hui le corps fouetté, humilié, annihilé. 12 Years a Slave se présente d’évidence comme une œuvre essentielle sur le pouvoir et ses corollaires : la domination, tant physique que mentale, et la soumission. En leur niant leur condition d’êtres humains, les propriétaires omnipotents des plantations de coton et de canne à sucre ne font que réifier leurs esclaves, attitude confortable excusant tous les excès : la possession cautionne ainsi la mise à disposition au bon vouloir des maîtres.
Le plus intéressant est de mettre en scène un ancien homme libre, cultivé et éduqué, déterminé à vivre plutôt que survivre. Ce n’est pas tant sa force physique, au demeurant quelconque eu égard à ses piètres rendements dans les champs de coton, que son intelligence, vive et observatrice, comme son ingéniosité qui lui permettent de tenir et de s’en tirer. Les rescapés des camps devaient pour la plupart offrir ce type de qualités pour s’extraire de l’enfer. À presque deux siècles de distance, il apparait que le sujet demeure d’une actualité brûlante : le pouvoir par l’aliénation et par les principes eugénistes n’a pas faibli, tout juste s’est-il transformé, sophistiqué, paré d’atours plus séduisants mais le résultat reste toujours identique.
Sans débauche d’effets, en misant sur la durée des plans, donnant naissance à quelques scènes magistrales, Steve McQueen donne une vision complexe et juste sans tourner le dos à ce qui le taraude et alimente son travail.