Pour aimer 2001, il faut d'abord accepter de souffrir. Après le remarquable prologue au milieu des australopithèques en guerre ("l'aube de l'humanité"), le film peut sembler long. Très long. Même si les ballets des vaisseaux spatiaux sont très beaux, même si l'idée de la lutte entre l'homme et l'ordinateur HAL, créature à l'oeil cyclopéen en révolte contre son créateur, reste assez originale (mais très longue), pendant près de deux heures l'ensemble peut sembler interminable. Mais il suffit d'être patient, d'être sensible (parfois dans un demi coma) à la beauté des images pour être récompensé - chacun sait désormais que le film s'achève en apothéose, et la surprise, la sidération, près d'un demi siècle plus tard, demeure intacte. La traversée supersonique des mondes dans l'explosion des couleurs, leurs coulées, leur fusion, les images en négatif, ou en infra rouge, l'oeil égaré du cosmonaute - et puis la pause dans le décor blanc et somptueux de la grande chambre, jusqu'à l'image ultime de la sphère foetale tournant au milieu des astres et des planètes, tout cela laisse sans voix, sonné, avec (presque) l'envie de revenir et d'escalader à nouveau le mur des deux premières heures.
Le titre de cette critique n'est pas un jeu de mots (d'ailleurs fait, refait et usé) mais plutôt un descriptif réaliste du film : s'il y est question d'une odyssée, d'un parcours mouvementé, ce n'est certes pas celle de la conquête de l'espace (réduite à l'esthétique de quelques vaisseaux spatiaux), mais bien celle de l'espèce humaine, de ses origines (explicitement situées à - 400 000 ans) jusqu'à l'homme du futur (la date de 2001 devant sans doute être différée ...), cet homme nouveau étant ici incarné par l'image déjà évoquée du foetus astral. Autrement dit, 2001 est à peine un film de SF, encore moins un récit, mais une oeuvre philosophique et métaphysique.
Une critique de Vanaheim, publiée dans SC, développe l'idée (au demeurant répandue) d'une transposition à travers 2001 de la pensée de Nietzsche, presque une manière d'adaptation d'Ainsi parlait Zarathoustra :
http://www.senscritique.com/film/2001_L_Odyssee_de_l_espace/critique/10160053
Cette critique est d'ailleurs très semblable (au point qu'on pourrait presque souhaiter que les deux soient du même auteur ...) à cette analyse, développée sur un autre site :
http://www.google.fr/imgres?um=1&safe=off&sa=N&biw=1920&bih=961&hl=fr&tbm=isch&tbnid=XQcy3plE1f0iYM:&imgrefurl=http://desoncoeur.over-blog.com/article-2001-l-odyssee-de-l-espace-un-film-pour-tous-et-pour-personne-37858538.html&docid=qNqfzi2yDVoW_M&imgurl=http://idata.over-blog.com/3/20/70/51//2001_l_odyssee_de_l_espace_flash.jpg&w=1024&h=768&ei=zxw0UrS2KsTI0
L'évocation de Nietzsche à propos de 2001 n'est pas absurde - même si l'argument musical (l'utilisation, à deux moments clés du film ,du Also sprach Zarathustra de Richard Strauss) peut sembler un peu léger) : le choix de la bande musicale renvoie sans doute davantage à la qualité intrinsèque de la musique ... qu'à son titre, surtout si elle est exclusivement instrumentale.
Il y a mieux. L'odyssée précédemment évoquée conduit bien de la bête (Nietzsche utilisant d'ailleurs souvent l'image du singe, notamment dans le prologue de Zarathoustra) à la renaissance de l'homme voulue par le philosophe. En l'occurrence l'image finale du foetus suivant la mort de l'homme (le stade du "dernier homme", selon Nietzsche) correspond moins à l'idée du surhomme qu'à celle de la renaissance de l'enfant évoquée dans un chapitre clé de Zarathoustra précédant l'arrivée de l'homme supérieur ("Des trois métamorphoses") : "l'enfant est une roue qui roule sur elle-même ... un oui sacré". En outre le choix de l'espace et de la science, comme nouvelle idole, annoncé par l'image la plus célèbre du film, réellement magistrale, celle de la transformation de l'os projeté par le singe en capsule spatiale, et aboutissant à la création d'un être parfait mais qui finit par se tromper complètement, l'ordinateur, cette évolution correspond assez bien aux rejets profonds de la pensée nietzschéenne.
Cela dit, il y a un gros hic : toutes les évolutions de l'homme vers le mieux, vers l'entité supérieurs, sont liées au passage déterminant d'un élément extérieur : le mystérieux monolithe noire et parallélépipèdique. Mieux (ou pire), l'image ultime de la renaissance, celle de l'enfant foetus, se situe très loin, en dehors de la terre, dans un arrière-monde céleste. Toute la pensée de Nietzsche vise à rétablir le corps et la terre : " Que votre volonté dise : que le surhomme soit le sens de la terre. Je vous en conjure, restez fidèles à la terre ..." La renaissance de l'homme, celle qui suit la destruction des vieilles valeurs, repose non pas sur une intervention extérieure (divine, extraterrestre !) ni sur un maître à penser, mais sur un effort colossal de l'homme, sur la lucidité, le courage, la volonté.
Si 2001 devait être une "adaptation" de Zarathoustra, on verserait dans le contresens total, voire dans le non-sens.
L'oeuvre de Malevich, peintre maudit entre le passage de la Russie à l'URSS, créateur du Suprématisme, peut constituer une alternative intéressante. Malevich prétend arriver à l'essence du monde à partir de formes géométriques basiques - dont le carré noir qui figure sa propre représentation ( assigné à résidence à la fin de sa vie, il signera ses oeuvres ultimes par ... un carré noir). En bref Malevich recrée le monde et se prend pour Dieu. Cette renaissance du monde rejoint de façon frappante l'univers de la science-fiction, la pensée et même l'esthétique de 2001. Comme en témoigne le conte suprématiste pour enfants (!!!) dessiné par El Lissitzky (peintre disciple de Malevich, qui s'adaptera bien plus facilement au "renouveau" communiste) dans lequel on voit les deux carrés, le noir de la révolution suprématiste, et le rouge de la révolution socialiste, se diriger vers la terre !
http://www.wikipaintings.org/en/el-lissitzky/flying-to-earth-from-a-distance-1920#supersized-artistPaintings-254510
Donc ? Quid du monolithe noir ? Il me semble essentiel que le mystère, aussi esthétique que philosophique, opaque, reste ouvert. Il est heureux que Stanley Kubrick n'ait en aucune façon été impliquée dans la suite pathétique de 2001, avec extraterrestres à la clé. De fait 2001 touche au génie, mais sans précautions le ridicule peut guetter.
Il faut que le monolithe garde son opacité : pas plus de référence à Nietzsche, qu'à Malevich, ni à la peinture et à la pensée de Yatrides (souvent évoquées) ni à d'autres théories passionnantes ou idiotes. Que chacun s'immerge dans le mystère, entre interrogation philosophique et contemplation esthétique, ou non, et se laisse emporter dans l'explosion finale et géniale des couleurs. Et l'on est revenu au point de départ de la critique.