Le cosmos est un temple ou de vibrants paliers laissent parfois surgir d’obscures paraboles…

Signe d’une ambition démesurée qu’on avait déjà vue dans l’ouverture de Lawrence d’Arabie, 2001 commence sur un écran noir durant 2’55. De la même manière qu’on doit accoutumer ses yeux à l’obscurité, le cinéaste nous prépare ici à l’indicible à venir d’images qui vont révolutionner l’histoire du 7è art.


Le voyage dans l’histoire de l’humanité proposé par Kubrick va prendre un parti d’une audace folle : s’affranchir du verbe. (1) L’évocation des singes est ainsi révélatrice : leur seule défense, à l’origine, est le cri instinctif. Leur évolution sera le recours à l’outil, qui, notons-le, trouve deux fonctions, celles de fracasser un crâne de squelette, puis de terrasser un animal vivant. Fondée sur une violence inhérente à la survie, l’humanité est d’emblée considérée comme créative dans l’annihilation.
La célèbre ellipse par l’entremise de l’os devenu vaisseau spatial accroit ce parti pris esthétique et philosophique : d’un bout à l’autre de l’Histoire, le grand absent est notre présent, civilisation fondée sur un langage aussi profus qu’impuissant à révéler les grands mystères de notre destinée.


Au cri animal succède le langage de la machine, pragmatique, dénué d’implicite et fondé sur l’efficacité. La machine est le personnage principal, contenant des occupants (les sarcophages), contenu de l’âme même du vaisseau par l’intelligence artificielle HAL. Non seulement la famille n’existe que par l’entremise des téléviseurs, mais les spationautes eux-mêmes ont accès à leur propre histoire via un écran : c’est la très belle idée de l’exposition de leur mission, dont ils regardent en mangeant la retransmission télévisée, insolite miroir anticipant leur dissolution dans la machine autonome. HAL, symbole d’une évolution arrivée à son terme parce que mortifère par excès d’efficacité. Le langage, ici binaire, est effrayant de pertinence : si HAL émet un doute, c’est en vue du rapport psychologique de son interlocuteur. Et s’il tue tout le monde, c’est, à l’image du joueur d’échecs de Zweig, parce qu’il a trop de coups d’avance et ne peut plus s’embarrasser du facteur humain pour mener à bien la mission qu’on lui a confiée.


L’homme dépassé par sa propre création, et la fin de l’histoire. Un monolithe splendide d’opacité, langage dépourvu de mots, mais signifiant suprême : sa forme, son caractère ouvragé, sa verticalité sont les signes de l’artificiel, et partant, d’une intention délibérée. Et, en écho aux cris de l’aube de l’Histoire, un signal strident qui viendra révolutionner la destinée humaine.


Certes.
Le film de Kubrick, ambitieux dans sa tentative d’expliquer l’évolution et l’intervention d’une intention supérieure au secours de l’homme a certes de l’intérêt. Si l’image du fœtus astral est en ce qui me concerne le microgramme de trop dans la perfection continue de ce chef-d’œuvre, il n’en atténue pas la grandeur.
On le dira souvent à propos de Kubrick, principalement pour Barry Lyndon et Shining : la beauté de son cinéma est sans commune mesure. Nous pourrions disserter des heures durant devant le nombre incalculable de plans, nous arrêtant sur chacun d’eux comme dans la galerie d’un Louvre du XXIè siècle imaginée au siècle précédent.
Kubrick crée un nouvel ordre, celui de la beauté de l’inerte : combinant avec un sens visuel époustouflant la circularité, l’apesanteur et la ligne droite, il orchestre un ballet stupéfiant, véritable matrice du cinéma d’anticipation à venir. Il offre au spectateur l’esthétisme à l’état pur, détachée des contingences du langage et du propos. Là où la machine fascinait dans Folamour par sa complexité et sa capacité de destruction (et sa dimension froidement sexuelle, dès le générique), elle acquiert ici une présence fascinante, celle du voyant rouge, ou une blancheur désincarnée, une pâleur aseptisée vectrice d’une beauté hors temps qu’on pourrait paradoxalement associer à celle des Vénus botticelliennes.
Dans cet univers sans plafond ni sol, l’homme se meut d’une nouvelle façon : tourne comme une souris dans sa roue, flotte et se laisse aller dans une atmosphère amniotique préparant en douceur sa renaissance.
Seule en mesure d’accompagner cette danse des temps nouveaux, la musique, employée à la perfection, élève le ballet à des proportions cosmiques. Strauss et Ligeti, aussi éloignés que complémentaires, exaltants qu’anxiogènes, font frémir en nous cette conviction d’assister aux moments décisifs de notre histoire, à la vibration essentielle de notre destinée.
Et lorsqu’il optera pour le silence, c’est la respiration du personnage qui deviendra la nôtre, dans des séquences hallucinantes de tension et de dilatation temporelle, immersion spatiale jamais égalée depuis.
Les amarres étant lâchées, le film peut devenir ce qu’il a toujours cherché à être : une expérience. Le trip au sein de la « stargate » aurait si facilement pu mal vieillir ; s’il fonctionne, c’est que nous sommes nous-même en apesanteur, et prêts au voyage.


Le discours métaphysique importe finalement moins que l’émotion viscérale qu’aura générée le film. 2001 n’est pas en ce qui me concerne une proposition eschatologique, et la collaboration du non-dit kubrickien à la science fiction de Clarke est finalement le point d’équilibre idéal : il nous transporte vers l’émotion des choses premières, nous décroche un temps du sol pour contempler depuis l’espace notre solitude et nous inviter à un voyage dont nos rétines dilatées ne reviendront jamais totalement.


(1) « 2001 est fondamentalement une expérience visuelle, non verbale. Le film évite la formulation verbale en termes conceptuels, et atteint le subconscient du spectateur de manière poétique et philosophique. Il devient ainsi une expérience subjective qui touche le spectateur sur un mode de conscience interne, comme la musique ou la peinture. »
avec Joseph Gelmis, in The Film Director as Superstar, 1970, transcrit dans Positif, n° 464, octobre 1999, p. 14.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/nJsR9CxiGcU

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