L'année 1968 est à marquer d'une pierre blanche. Martin Luther King et Robert Kennedy étaient assassinés, la guerre du Vietnam battait son plein, les manifestations estudiantines et sociales de mai renversaient les conventions de la vieille France et le Printemps de Prague était sauvagement réprimé dans le sang. Dans les salles obscures, sortirent coup sur coup des films qui transcendèrent leur genre : Rosemary's Baby pour le film d'horreur psychologique, The Party pour la parodie, Planet of the Apes pour la science fiction pure, C'era una volta il West pour le western et, enfin, 2001 : L'Odyssée de l'espace pour le cinéma à part entière.
Avant la sortie du film au début de l'année, six s'écoulèrent depuis le « We choose to go to the moon » de Kennedy en 1962 au cours desquelles les programmes spatiaux américains Mercury, Gemini et Apollo et soviètiques Vostok et Voskhod défrichèrent l'espace mystérieux et onirique du cosmos. Leonov devint le premier homme à sortir dans l'espace en 1965, Neil Armstrong et Dave Scott réussirent le premier « rendez-vous » dans l'espace à bord de Gemini 8 en 1966 et l'Homme n'en finissait plus d'abattre les records d'altitude et de durée de séjours dans le vide. La réalité était en passe de rattraper la science-fiction. Ce à quoi Kubrick remédia irrévocablement et pour des siècles et des siècles.
L'expérience sensorielle
Tout ou presque a déjà été dit sur 2001 : L'Odyssée de l'Espace. Ne reste que les expériences personnelles. C'est sur la mienne que je vais écrire. Je parlerai autant de ma première expérience du film sur le sofa de mon salon à l'âge de onze ans et de ma dernière dans le siège d'une salle de cinéma douze ans plus tard que de toutes celles qui se succédèrent entre. C'est très dur d'attaquer la critique d'un film comme "2001" parce qu'on sait pertinemment qu'on ne sera pas à la hauteur de l'enjeu et qu'on ne saurai retranscrire ne serais-ce que le dixième, voire même le centième, de l'émotion procurée par le film. Car elle est chez moi d'une rare complexité et en même temps d'une extrême pureté. Elle tient autant de l'expérience sensorielle, visuelle et sonore, que de la communion extra-sensorielle, parapsychologique, précognitive, clairvoyante voire même télépathique. C'est une communion d'autant plus troublante qu'elle a lieu entre l'esprit d'un homme aujourd'hui décédé, mais immortalisé sur la pellicule, et celui d'un spectateur du futur. Spectateur, auditeur, propriocepteur et percipient, tout ça à la fois. Malgré l'absence quasiment total du verbe, il s'opère bien un dialogue, une communication entre le metteur en scène et le récepteur (nous). Kubrick réussissant ainsi, trois années avant Edgar Mitchell, ce que le sixième marcheur lunaire tentera en vain au début du mois de Février 1971 : communiquer avec la Terre depuis la profondeur de l'espace par l'unique pouvoir de la pensée.
L'immersion n'est n'est pas que l'affaire de la troisième dimension, de la taille de la toile, de l'obscurité de la salle ou du hurlement des baffles. Elle doit avant tout résulter de la rencontre d'un film, d'une vision et d'une âme. Il faut pour cela que l'esprit de celui qui regarde et l'esprit de celui qui montre vibrent à la même fréquence. Alors seulement, à cette seule condition, le spectateur entre dans le film et s'élance à corps perdu dans son environnement visuel, auditif, total. La physique appelle ce phénomène la résonance. Elle soulève des murs d'eau, retourne et défait des glaciers, fait exploser les fusées qui tente de s'arracher à l'attraction terrestre, remue des montagnes... Elle défit le Pont de la Basse-Chaîne et précipita le 3e bataillon du 11e régiment d'infanterie légère qui y battait la cadence dans La Maine qui devint rouge et vit se débattre dans les affres de la mort les 485 soldats malheureux. La résonance ébranle ce qu'elle touche, transcende son sujet. Le cinéma pourrait l’appeler immersion. La conjoncture parfaite de la puissance visuelle, musicale, sonore et fondamentale d'un film ferait alors vibrer la corde de notre sensibilité (du moins celle de notre voie corticomésolimbique. L'immersion... Elle saisi le spectateur, l'absorbe, le plonge dans un univers et l'y abandonne. Pour être absolue elle doit littéralement le déraciner. Visuellement, sonorement, proprioceptivement, extra-sensoriellement. Tout cela simultanément et indépendamment à la fois. Il faut que les yeux fermés l'ivresse soit la même que les yeux ouverts et les oreilles bouchées. Et lorsqu'on regarde 2001 : L'Odyssée de l'Espace on quitte son fauteuil et on flotte en apesanteur. C'est dans le tourment du Danube qu'on se noie, emportée dans la valse spatiale.
Le paradoxe de la technique
La bagage technique dont Kubrick fait montre dans « 2001 » est impressionnant. Il apporte avec lui, et ses 150 techniciens recrutés pour l'occasion, pas moins de trois révolutions cinématographiques : le slit-scan de Douglas Trumbull, la motion capture et le raccord bondissante de l'os avec la navette Orion III. Les deux années de post-production et le « léger » dépassement budgétaire sont à l'écran : Kubrick venait de rendre obsolète tous les films précédents et, avant même leur sortie, les films qui suivraient. Qu'il ait brûler ses maquettes pour ne pas être égaler (plagier) est une chose, c'est vrai, mais l'histoire a montré que personne n'a pu ou n'a su lui emboîter le pas. Pas même Lucas dans Star Wars. C'est Cuarón qui s'en est approché le plus, évidemment. Mais pourtant. Malgré les quarante cinq années d'avancées technologiques dans l'industrie cinématographique, rien n'y fait, 2001 : L'Odyssée de l'Espace reste la référence absolue en matière d'abandon spatial et de vide intersidéral. Cela ne tient qu'à une chose, la perspective et l'échelle. Il était de notoriété publique que Stanley Kubrick savait quelque chose que les autres ignoraient disait de lui Warren Beatty (« It was common knowledge that Stanley always knew something you didn't. »). En plus du reste, cette vérité s'applique à sa conception singulière des volumes et de la relativité des échelles. Le fémur part dans les airs et devient une navette. Outre l’ellipse de 4 millions d'années (assurément la plus longue de l'histoire du cinéma), c'est également un saut d'échelle. A un simple os jeté à quelques mètres de haut en l'air, mis de côté pour l'instant la dimension philosophique, Kubrick répond par une navette flottant dans l'espace. Un peu plus tard cette même navette est en face de l'entrée de la Station spatiale V. Un rectangle noir sur fond blanc avec en son centre une forme triangulaire, blanche elle aussi (Orion III). A voir le plan comme ça (on doit pouvoir le trouver facilement sur google image), rien n'indique l'échelle des objets et on pourrait aisément croire que l'échelle serait celle d'un garage et d'une voiture. Et pourtant, à y regarder de plus près, on se rend compte du gigantisme de la station : placés en bas à droite du plan, à l'intérieur de la station, une poignée d'humain donne la mesure de l'échelle ; ils sont minuscules, la station est immense, l'espace encore plus. Kubrick récidive quelques minutes plus tard quand la navette globuleuse chargée d'amener le Dr Heywood Floyd sur Clavius alunit sur une plateforme qui s'affaisse dans le sol nectarien sélène : la sphère n'a l'air de rien à première vue mais, disséminé dans le plan plusieurs groupes d'hommes rendent compte de la l'immensité des volumes ; eux aussi sont minuscules. Le film regorge d'exemples de cet acabit. Le génie de Kubrick est d'avoir appréhendé, et surtout compris, l'essence même de l'espace : sa grandeur, son gigantisme. Il a compris également que la fascination de l'homme pour le cosmos se nourrissait de sa peur du vide et de l'immensément petit dans l'immensément grand (et vide). C'est en jouant sur cette peur primaire qu'il a mis au ban tous les films de science fiction spatiale de l'histoire. Toute prouesse technique serait bien vaine si elle ne reposait pas sur ce socle ô combien simple mais fondamental. Le seul à avoir choppé le truc c'est finalement Cuarón. Mais par sa modestie narrative et visuelle (dans le sens artistique, pas technique), il a manqué de s'élever au côté de son maître. 2001 : L'Odyssée de l'Espace est le point de Lagrange du film de science fiction spatial : tout ce qui ne se trouve pas à son niveau, d'un côté ou d'un autre, souffre d'une lourdeur, d'une pesanteur qui l'empêche de s'élever. Et actuellement il est seul, en apesanteur.
Sur la forme, la technique fait partie intégrante du film, c'est indéniable. Elle est une de ses nombreuses réussites. Mais sur le fond également, la technique est à pointer. Kubrick s'intéresse au rapport ambigu et presque incestueux de l'Homme avec la technique. Elle l'élève au dessus de la Nature (Descartes : « on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. ») et l'affranchit du règne de la nécessité et de la rareté (Marx) mais en même temps, c'est indéniable, l'aliène et le contraint. Autant l'Homme est capable d'appréhender sa technique en terme scientifique et donc de la supposer comme une réalité, autant il est impuissant quant à concevoir son effet sur la société, son organisation et ses valeurs. Kubrick apporte son élément de réponse dans le film.
Avant toute chose son film traite du vice anthropogénique. Du vice de l'intelligence d'une part, qui ne s'asservit plus mais, au contraire, ne procède plus que d'elle même et tend à s'émanciper de sa condition et franchir le cap suivant, le stade supérieur de son évolution. C'est dans la lutte à mort qu'elle s'exacerbe, d'abord fratricide à l'aube de l'humanité où deux tribus simiesques hominidés se ruent l'une sur l'autre à coup d'os pour le contrôle d'un point d'eau, puis parricide/infanticide au croisement de Jupiter dans le second acte quand HAL élimine la quasi-totalité de l'équipage avant que son dernier membre, Dave, ne le mette hors d'état de nuire. L'intelligence quand elle commence à poindre ne rimerait qu'avec violence. Le film traite du vice de la technologie d'autre part qui, rien de plus logique, ne peut s'affranchir de celui de l'intelligence. Elle est dans le film l'ultime étape de la dépossession de la domination de l'homme sur la nature. Ce qui conforterait Heidegger dans sa crainte et effraierait Nietzsche dans sa certitude. Car en créant l'outil, l'homme s'élève en même temps qu'il créé son propre successeur. Si bien qu'au final on peut se demander qui du créateur et de la création est vraiment à la barre. L'os a créé Homo sapiens faber mais a également tué Australopithecus. Quatre millions d'années plus tard, HAL a été créé par l'Homme et... Quand Leigh Van Valen édictait sa théorie de la Reine Rouge, selon laquelle une espèce doit évoluer en permanence pour maintenir son statut face aux autres espèces avec qui elle coévolue, il n'imaginait sans doute pas qu'elle concernerait autant le vivant que l'inerte (et pourtant intelligent). Alors que le biologique est en passe d'être supplanté par le technique, qui évolue plus rapidement que lui, il en ressort que la seule solution viable pour l'humanité serait l'endosymbiose chère à Lynn Margulis de l'Homme et de la machine. Derrière cet holisme gigerien se cache pourtant une fatale réalité adoptée par Arthur C. Clarke en personne (l'auteur de la nouvelle Sentinelle dont le film s'inspire le film dont il est également le co-scénariste) qui faisait des deux rescapés de Discovery One une seule et même entité (Halman, combinaison de HAL et David Bowman) et concluait sa tétralogie initié par 2001 : L'Odyssée de l'Espace par la mort d'Homo sapiens et la naissance d'Homo biomecanicus.
Cette expérience d'Homo faber où l'homme est maître de ce qu'il fait implique à la fois imprévisibilité et réversibilité : si l'on ne peut prévoir complètement les « agissements » du produit une fois intégré, au moins peut-on toujours le détruire s'il ne s'avérait pas conforme au modèle projeté initialement. Toujours d'après Arendt, « comparée à la fugacité et à la fragilité de l'action humaine, le monde édifié par la fabrication est d'une permanence durable et d'une immense solidité. C'est seulement dans la mesure où le produit final de la fabrication est incorporé dans le monde humain, où son usage et son « histoire » définitifs ne peuvent jamais être entièrement prédits, que la fabrication déclenche aussi un processus dont l'issue ne peut pas être entièrement prévue et échappe, par conséquent, à la volonté de son auteur. Cela veut dire seulement que l'homme n'est jamais exclusivement Homo faber, que même le fabricateur demeure en même temps un être agissant, qui déclenche des processus où qu'il aille et quoi qu'il fasse ».
Toujours dans l'optique de la technique, le film soulève également, surtout même, la question de l'intelligence artificielle. Sa définition pourrait reposer sur le test de Turing qui consiste à mettre en confrontation verbale un humain avec un ordinateur et un autre humain à l’aveugle. Si l’homme qui engage les conversations n’est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, la machine est qualifiée d'intelligente. Mais si la machine peut-être aisément qualifiée d'intelligente, peut elle également l'être de consciente ? A l'unanimité et à l'humanité, la réponse est négative. Elle simule, mîme, imite mais ne pense surement pas bien qu'elle en donne l'illusion. Elle ne procède que d'une multitude de programmes et de fonctions pré-établies qu'elle répète indéfiniment à une vitesse indécente mais ne peut dégager une quelconque signification de ses tâches. Elle ne peut manipuler les signes et les symboles en parfaite autonomie et à des fins qui divergent de ses attributions. Et pourtant, n'y a-t-il pas dans l'intelligence naturelle une part importante de mécanismes, voire de mécanismes analogues à ceux mis en œuvre par une machine ? A l'unanimité la réponse est affirmative. Alors quelle barrière reste-t-il à forcer pour attribuer à la machine une conscience ? Sans doute celle qui nous sépare encore de la nature exacte de l'âme, de ce qui fait que chaque individu est capable de penser de manière autonome. Tant que la question ne sera pas éludée, la machine restera sans conscience. Et tant qu'on ne saura pas l'essence même de l'âme, à condition qu'on la tienne pour responsable de la conscience, et si même elle existe indépendamment du fonctionnement et de ordonnancement de nos synapses, on ne saurait l'assignait à l'inerte. Et pourtant, s'il s'avérait vraiment qu'elle ne résultait que de l'agencement de circuits électriques et de connexions complexes, se pourrait-il alors qu'on l'ait doté, malgré nous, à l'inorganique ? Vertigineux.
« Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »
Grande première du film également, l'absence de bruit dans l'espace. Rien de plus logique serait-on tenté de penser aujourd'hui. Et pourtant on continue d'entendre des explosions et des moteurs dans l'espace. Si ce n'est le Beau Danube Bleu, rien de vient ici perturber le calme profond du cosmos. Pas même le langage. Et n'eût plu à Hegel, Kubrick a bel et bien penser sans le verbe : « C'est dans les mots que nous pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous nous les différencions de notre intériorité, et par suite, nous les marquons d'une forme externe, mais d'une forme qui contient aussi de caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et, il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et ce qui ne devient clair que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. ». Génie de Kubrick et génie du cinéma qui hissaient l'image comme seul support de la pensée. Hegel n'a jamais connu le septième art. C'est vrai. Mais la défense reste légère, il connaissait le troisième, la peinture. Elle aussi laisser à penser sans discourir.
Mais Hegel n'était pas le seul à envisager le verbe comme unique manière de penser. Les grecs également considéraient la parole comme la raison même, le logos, et que tout idée ne pouvais s'exprimer en dehors du langage. Pas de pensée hors des mots. Par quel maléfice Stanley Kubrick s'est-il donc affranchi du verbe pour communiquer ses pensées ? Il va même plus loin en infléchissant sa mise en scène à son propos de l'être ou de l'étant : le langage étant l'art d'inventer des signes, sa fonction n'est alors que purement de symbolisation. Et on en revient encore à la question de l'intelligence artificielle. Si HAL, doué de la parole, s'exprime avec des mots qu'il choisit, c'est qu'il symbolise, donc qu'il pense. Et d'après Descartes, s'il pense, c'est qu'il est (en plus du fait que pour lui, le langage soit le propre de l'Homme). A partir de là, la réalité de l'omnipotent HAL est aussi indéniable que celle de l'homme. Et renier l'un serait renier l'autre.
Mais le plus intéressant dans la thèse de Kubrick est sa grande similitude avec celle de Rousseau. Dans son Essai sur l'origine des langues, celui-ci distinguait en effet trois stades dans l'évolution du langage : la langue avec les cris et les sons pour exprimer les besoins naturels, la langue avec les mots et les phrases pour exprimer la curiosité et la passion et enfin la langue faite de concepts, d'idées générales et d'abstrait pour exprimer les besoins de l'esprit et des sens. Ainsi, le langage a exprimé les besoins du corps, les besoins de l'âme et les besoins de la pensée. Soit précisément le découpage de 2001 : L'Odyssée de l'Espace avec une première partie (The Dawn of Man) faite de sons monosyllabiques et d'éructations grossières pour le contrôle d'un point d'eau, une deuxième partie (TMA-1 et Jupiter Mission) bavarde autour de la nature des missions du Dr. Heywood R. Floyd sur Clavius et de l'équipe de Discovery One vers Jupiter et enfin une troisième partie (Jupiter and Beyond the Infinite) abstraite et métaphysique, aux confins de l'espace et de l'esprit humain. Tout y est. Rousseau l'avait prophétisé dès 1781 avec l'accession de « l'extra-linguistique » au rang de langage.
En autres concepts, le langage verbal peut être appréhendé comme une création de l'homme lui permettant d'appréhender la réalité. Il conjure ses peurs, exorcise ses démons et tient éloigné ses angoisses. En nommant l'objet de la peur, on lui donne un sens, un son, une idée : le verbe le dédiabolise. En le retirant tout bonnement du film, Kubrick abat cette unique et robuste barrière de protection entre notre conscient et notre inconscient et laisse nos plus profondes terreurs remonter nous submerger. Il nous plonge dans l'abyssale turpitude de notre inconscient et appelle en nous l'essence même des nos craintes. Il soulève l'unique question qui sous-tend toute les autres et réveille l'insondable origine de nos angoisses : la peur du vide. Du vide affectif, du vide existentiel, du vide spatial, l'absence dans un volume, le rien à l'état pur. Le monolithe est la réponse. A peine effleuré, le singe déjà se redresse sur ses membres postérieur, se fait d'avantage bipède, et brandit son outil au-dessus de la tête. Dénué du langage verbal, il expérimente l'intelligence, découvre la peur et, par conséquent, se laisse submerger. Il commet alors le premier meurtre de l'humanité et la violence se lit sur son visage. Quand, 4 millions d'années plus tard, Dave et HAL luttent l'un contre l'autre pour leur survie respective, la joute est d'abord verbale. Elle est fastidieuse, tendancieuse mais vaine. Si le singe était dénué de la parole, HAL, lui, n'a que ça. Mais c'est pourtant en silence qu'il commettra ses crimes, avant que Dave ne lui emboite le pas. Quand enfin il débranche la machine mutine, qu'elle perd peu à peu la mémoire et la parole alors la peur l'envahit, le submerge. Sa dernière défense, le chant. Daisy Bell sera son requiem, son chant liturgique à la gloire de son l'humanité perdue. Puis le silence. Le dernier rempart de la civilisation est tombé. Comme en 1633 lorsque le Saint-Office condamnait Galilée au silence.
Le surhomme et l'éternel retour
Est-il possible de parler de 2001 : L'Odyssée de l'Espace sans évoquer Nietzsche ? Si le film, on l'a vu, est très attaché aux questions de la technique, de l'intelligence artificielle et du langage et emprunte autant à Heidegger qu'à Descartes ou Rousseau, c'est sans nul doute à l'aphoriste allemand qu'il doit la majeure partie de son propos. Dans ce sens, le choix du célèbre poème symphonique de Richard Strauss « Ainsi parlait Zarathoustra » et sa triple utilisation n'ont évidemment rien de fortuits. On savait la musique un partenaire privilégié et presque indispensable du cinéma. Elle acquiert avec Kubrick dans « 2001 » une dimension métaphysique et philosophique sans précédent. L'utilisation du morceau de Strauss en est la preuve la plus forte. Il est audible, outre dans la scène d'ouverture, au moment crucial où l'homme-singe découvre l'outil et expérimente l'instrumentalisation de la nature et lors de la scène finale, quand le « star-child » gravite autour de la Terre. La symbolique est forte. Chaque fois que la musique retentit, l'individu s'élève et se dépasse. Il est évidemment question du surhomme. Nietzsche ouvrait son poème philosophique « Ainsi parlait Zarathoustra » par la parabole suivante : « Je vais vous dire trois métamorphoses de l'esprit : comment l'esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. ». Comme la structure narrative de 2001 : L'Odyssée de l'Espace suit d'une certaine manière le découpage de L'Essai sur l'origine des langues de Rousseau, elle semble de plus suivre celle du court prologue de « Zarathoustra ».
La première partie du film fait évidemment référence à « comment l'esprit devient chameau » et « comment le chameau devient lion ». En s'érigeant face à l'homme-singe, le monolithe lui instille, par son contact, l'intelligence. L'esprit devient chameau. Il instrumentalise son environnement. Il découvre les possibilités de l'outil et le potentiel destructeur d'un simple os. Il apprend à s'en servir comme d'une arme. Morceau de Strauss. L'émancipation est proche. Elle arrive lorsque le tout récent dépositaire de l'esprit utilise sa nouvelle connaissance pour s'adjuger le contrôle d'un point d'eau aux dépens d'une communauté de singes, qui est elle dépourvue du savoir. Elle fera l'expérience de la technologie et de la mort. Le chameau devient lion :
« Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ses satisfaits ; car là où il y a des oasis, il y a aussi des idoles.
Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion. »
Dans cette scène Kubrick fait autant appel au surhomme « au dessus des hommes et plus haut des hommes que ceux-ci le sont du singe » qu'est devenu l'homme-singe au regard de ses anciens congénères qu'au nihilisme passif de ces derniers et si détestable au yeux du philosophe allemand.
« Voici, je vous enseigne le Surhomme. Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : Que le Surhomme soit le sens de la terre. »
Dans la dernière partie, c'est évidemment du « comment enfin le lion devient enfant » qu'il est question. En s'approchant du monolithe Dave Bowman touche au divin. « Le signe vient ». C’est le slit-scan de Trumbull. Le sentiment océanique et le spectacle de sa propre renaissance qui s'ensuit. On entend dire souvent que le « star-child » est le dernier homme. Non seulement c'est faux mais en plus à l'encontre même du message philosophique du film. Le « dernier homme » est l'incarnation du nihilisme passif ; l'incarnation de la plus basse satisfaction de sa condition, de la perte d'ambition de l'homme et de sa propre mise en bière. Le « star-child » n'est pas le dernier homme, il est LE surhomme. Celui qui annonce la nouvelle réalité humaine, celui qui représente, au contraire du dernier homme et du nihilisme, la volonté de puissance de l'homme et de son émancipation de sa réalité. Celui qui la transcendance et qui incarne dans une ultime expiration « l'éternel retour », le recommencement, la renaissance : « Et la vie elle-même m'a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même." » Amor fati. 2001 : L'Odyssée de l'espace est la réunion de plusieurs thèmes et de plusieurs philosophes et la transition de l'homme depuis ses origines jusqu'au surhomme.
« Eh bien ! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue : — Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, lève-toi, ô grand midi ! — Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes. »
2001 : l'Odyssée de l'Espace est un amas de plasma irradiant. Une étoile en fusion soumettant le spectateur à son attraction, à sa pesanteur. Elle lui envoie son bruit et sa lumière blanche et traverse le prisme de son âme. Elle s'y décompose en ses angoisses, ses espérances et ses croyances. D'où la multitude d'interprétations, de réactions et d'expériences que fait naître le film. Mais là où la lumière blanche peut être recomposée à partir de l'ensemble de son spectre, celui du cinéma est inaccessible si bien que l'on a aucune idée de sa nature même, de sa matière mère. Simplement une invariable et indéfinie déclinaison de son sang. Kubrick seul sait. La science et l'angoisse métaphysique appartiennent désormais à des ordres différents au sens où l'univers ne comporte, depuis que la science est scientifique, plus aucun signe qui nous conduise à dieu. Ce à quoi remédie Kubrick en créant le monolithe. Et quand à la fin du film, dans l'antichambre de l'éternité, alors qu'apparaît, au pied de son lit et au seuil de sa mort, dans un ultime sentiment océanique, le monolithe au grabataire et expirant docteur David Bowman, Kubrick reprend les pinceaux de Michel-Ange et nous livre son interprétation de la Genèse, de la naissance de la vie et du futur de l'Homme : si Jupiter and Beyond the Infinite est sa Création d'Adam, 2001 : L'Odyssée de l'Espace est à coup sûr sa Chapelle Sixtine. Monumental.