2046
7.3
2046

Film de Wong Kar-Wai (2004)

Je ne conserve qu'un souvenir incertain des critiques que les journalistes de Cannes avaient faites de ce film lors de sa projection au festival, en 2004. Quelque chose de pleurnichard et au limite du mépris, comme : "ah mais c'est quoi ce film esthétisant et incohérent, tourné à l'arrache et dans lequel le même personnage est joué par plusieurs actrices, c'est stupide, qu'il est loin le temps de In the Mood for Love" et autres insanités du même acabit. Hélas.


Entendons-nous bien : il est impensable de comparer In the Mood for Love et 2046 dans le but de déterminer lequel est supérieur à l'autre ; ce sont deux œuvres viscéralement différentes et pourtant profondément liées, qui forment un diptyque cohérent et pourtant contrasté, un peu comme le Verrou et l'Adoration des bergers de Fragonard. Quatre ans après son coup de maître, Wong Kar-wai décide de réinterroger ses monomanies et, à l'instar de son personnage, il revient explorer la chambre 2046 dans laquelle sont demeurés tous ses souvenirs.


Là où In the Mood for Love est un lent adagio mahlérien, d'une grande fluidité, linéaire et entrecroisé de thèmes récurrents, 2046 est un allegro de Dvořák, décomposé en fragments furieux et conflictuels, cycliques à la limite de l'obsession. Là où In the Mood for Love montre avec objectivité une réalité abritant pourtant parfois l'illusion du théâtre, 2046 s'affirme dès les premières secondes comme une introspection à la première personne, voix off comprise. Là où In the Mood for Love était contenu et lisse, hanté de ralentis parfaits et de flous savants, 2046 explose en séquences convulsives, déstructurées, hachées, scènes de fêtes orgiaques, de restaurants cramoisis et de tripots enfumés.


M. Chow, devenu personnage central, tombe de son piédestal d'amant respectueux pour devenir un goujat mélancolique errant dans les bas-fonds. L'argent est omniprésent dans 2046, alors qu'il n'était question que d'objets dans In the Mood for Love : autocuiseur, sac à main, cravate, pantoufles.


Tout est fait, en somme, pour suggérer la dévastation sentimentale de celui qui avait pourtant trouvé un amour pur et absolu dans les circonstances d'une laide histoire d'adultère. Ayant perdu à jamais son idéal, n'ayant donc plus de foi en rien et avec le seul cynisme pour recours, M. Chow consomme les femmes, l'alcool et les soupes de serpent, s'endette, et se perd dans le labyrinthe de sa résignation duquel parvient à le sortir seulement l'écriture de romans pornos.


2046 n'est pas une suite ratée et incohérente mêlant des thèmes hétéroclites. Ce n'est pas non plus un film purement formel qui se perd dans la perfection de ses images au détriment d'un fond consistant. C'est au contraire une parfaite mise en concordance de la forme et du fond, une apparence impeccable - comme la coiffure du héros - dissimulant une âme complexe et chaotique effrayée par la vacuité du monde et la vanité de la vie. Si finalement tout se mêle et s'embrouille, si la science fiction permet d'expliquer la réalité, si les actrices sont interchangeables, c'est bien que rien n'a plus d'importance depuis qu'ont disparu les ombres du passé.


Il ne servirait alors à rien d'ajouter que chaque microseconde de ce film est pour moi un pur instant de délices, que je suis ému à chaque image, stupéfait par une telle virtuosité dans la composition des formes et des couleurs et comme hébété par la justesse du rythme et du mouvement. La scène de la lettre, soutenue à merveille par l'adagio de Secret Garden, est l'un des plus magnifiques instants de cinéma qui se puissent concevoir et, dans mille ans, quand les archéologues exhumeront une copie fragmentaire et sans doute illisible de ce film, ils ressentiront à leur tour l'émotion mystique qui saisit Giuliano da Sangallo lorsque, pour la première fois, il posa les yeux sur la silhouette informe et encore encroûtée du Laocoon.

Anonymus
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le 10 févr. 2012

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