Est-ce qu'on n'aurait pas trop réduit la perception du film à son découpage éclaté, à son côté puzzle ? En même temps Gonzalez Inarritu l'aurait bien cherché ; il nous impose en effet dès les premiers instants ces micro moments, sans cohérence apparente, entre personnages, lieux, moments que rien ne semble relier.
Et cela pourrait presque fonctionner : ce montage très haché, cette succession ininterrompue de séquences très brèves pourrait renvoyer aux multiples accidents du récit, à ses dépressions brutales, à une perception linéaire des événements rendue impossible par le drame et la surcharge d'émotions qui interdit toute cohérence narrative immédiate.
Mais on a déjà employé le terme de "surcharge".
Mais on se heurte immédiatement à nombre d'écueils et de questions :
- le recours au montage éclaté s'étend sur toute la durée du film - alors que le spectateur a, à peu près, tout compris au bout d'une demi-heure et n'est pas loin d'anticiper toute la suite. Le procédé technique nechercherait-il pas à cacher alors les limites du scénario ?
- j'ai vu 21 grammes après Babel qui lui fait suite dans la filmographie d'Inarritu et qui reprend le même procédé, la marque de fabrique du metteur en scène. Mais Babel est un vrai film choral; il croise trois histoires parallèles, les entrecroise tout en les juxtaposant - alors que 21 grammes traite d'une seule histoire, en réalité très simple et centrée sur trois personnages. Sa déconstruction en devient donc très artificielle, et le recours au découpage atomisé ne risque-t-il pas alors de tourner au procédé mécanique ? De façon très étrange, cette question s'est beaucoup posée pour Babel (qui me semble très réussi), beaucoup moins pour 21 grammes,
- et, de façon très paradoxale, le montage ne finirait-il pas par nuire à la force émotionnelle du film ? Ainsi de l'affrontement presque final entre les deux hommes, décomposé en un nombre infini de micro moments, avec pseudo doutes sur le déroulement des faits : je te tue - non, je ne te tue pas -non, je me tue - non, c'est moi qui t'ai tué ... alors même que la séquence devrait porter en soi son trop-plein d'émotion.
La mise en scène ne manque pas pour autant de réelles réussites :
les respirations musicales, rares et précieuses, le plus souvent portées par une guitare unique, dues à Gustavo santaolalla,
les dérapages de l'image, ces mouvements filés très soudains qui traduisent bien toutes les ruptures, tous les effondrements dans les têtes et dans les corps,
la couleur, à dominante grise et sale, assez dépressive en soi, et qui vire très ponctuellement, lors des moments (très rares et très brefs) de presque détente, non pas à une harmonie chromatique mais à un blanc surexposé, saturé et violent,
la qualité de l'interprétation qui évite presque les excès du pathos - en imposant aux trois personnages une manière de retenue, minérale chez Benicio del Toro, dépressive chez Naomi Watts, fébrile chez Sean Penn - avant les instants d'explosion, presque à la façon de volcans, quand la maîtrise de soi n'est vraiment plus possible. Et les comédiens chargés de leur proposer en contrepoint une alternative (vaine évidemment), Charlotte Gainsbourg, Melissa Leo, Eddie Marsan déroulent également leur participation de façon convaincante. Cela dit, à la fin du film, Sean Penn, retombe dans le surjeu, dans ses attitudes corporelles surtout, et cela renforce d'autant le caractère très pesant du récit. Pesant ?
Certaines finesses du scénario, comme les multiples échos qui tissent des liens plus subtils entre les histoires, les deux couples d'enfants, les deux enfants à naître, les deux scènes d'hôpital, les deux repas festifs qui s'achèvent dans la tragédie ...
Mais le film demeure extrêmement lourd, plombé par ses multiples pesanteurs - contrairement à ce que pourrait suggérer son titre. Et cette lourdeur est moins liée à son traitement formel, à son montage contestable qu'à son approche narrative. On lit, un peu partout, qu'il évite le piège du pathos, du mélodrame absolu. Certes l'interprétation, on l'a vu, est le plus souvent très retenue, très contenue plutôt. Certes la scène, potentiellement à risque, de l'accident est très finement abordé - en hors champ, par le son, le bruit même du drame, dérapage et choc, presque couvert par celui d'une tronçonneuse en action dans les parages.
Certes. Mais le film ne nous épargne rien - la mort horrible des fillettes (juste après des plans prolongés sur leurs visages et leurs sourires), l'effondrement physique dans la drogue, la misère sociale à travers la chambre sinistre et les grabats à même le sol ou à travers l'exclusion sociale, la famille qu'on abandonne, l'hôpital et la prison, le rejet de la greffe cardiaque et les vomissements, la triple tentative de suicide en direct, par pendaison, en s'ouvrant les veines, en se tirant une balle dans le coeur ... Les thèmes abordés sont sans doute importants - la culpabilité, la rédemption, la religion, la santé, le passé, la vie et la mort, pas moins. Mais cela fait un peu trop, en tout cas trop lourd pour un seul film.
Et encore,
l'accumulation complaisante des gros plans sur les visages, presque constamment en dépression
et le pseudo mysticisme, auquel je n'adhère pas du tout, avec la théorie "mathématique" et mystique exprimée, sans distance ironique par Sean Penn au milieu du film ou celle des 21 grammes d'âme, plus que contestable et factice.
Trop de pesanteurs, vraiment - comme si un metteur en scène habile avait tenté de s'accorder, sans tout à fait y parvenir, avec un scénariste dépressif.