Il m'arrive quelquefois de me demander si je ne suis pas masochiste.
Quand des américains décident de faire un film sur les samouraïs, je sais déjà que si je regarde, j'aurais toutes les raisons de m'énerver[1]. Déjà, le coup du Dernier Samouraï m'avait fait hurler, balayant plus de 50 ans de cinéma japonais occupé à montrer à quel point le mythe du samouraï est factice et leur "code de l'honneur" un jolie construction destinée à masquer l'exploitation et la brutalité du pouvoir (comme le remarquait Robert Musil, toutes les idéologies de professions sont toujours nobles, et les chasseurs ne se déclarent pas "bouchers des forêts" mais "amis des animaux et de la nature"), pour nous faire le coup des preux chevaliers désintéressés et esthètes. Comparez, si vous ne me croyez pas, le propos du Dernier Samouraï avec celui de ces deux bijoux que sont "Seppuku" de Kobayashi et "Goyokin" de Gosha. Ou, tiens, celui de Les Derniers Samouraïs de Misumi, sur la même trame historique en plus.
Donc quand un autre projet de chambara à l'américaine débarque, je devrais savoir que c'est le DERNIER film que je devrais voir. Et non, comme un con, j'ai piétiné la logique la plus élémentaire. J'ai visionné 47 Ronin.
Pourtant évidemment que ça sentait le roussi. Déjà il faut avoir une sacrée paire de cojones pour oser adapter aux États-Unis un mythe historique comme celui des 47 ronins, vu que c'est un peu l’événement central dans la construction d'un ethos national japonais, genre Tea Party aux USA ou prise de la Bastille en fRance. Et que ledit mythe a déjà été plusieurs fois adapté sur grand écran, une des plus célèbres adaptations ayant été réalisée par (excusez du peu) le grand Mizoguchi en personne. Là, il vaut mieux être sûr de son coup, parce qu'il faut tenir la distance face à ça.
Mais bon, je vous accorde que c'est pas parce qu'on se confronte à un géant pareil qu'on n'arrivera pas à faire quelque chose de bon (après tout Zack Snyder a fait son seul bon film en tournant un remake de Zombie - et, non, 300 n'est pas un bon film, c'est juste une putain de bouse sur-produite et kitschissime).
Là où ça commence un peu à sentir le coup fourré, c'est dans l'introduction d'un personnage de Blanc dans une histoire (à fonds historique, je le rappelle) qui n'en contenait pas la moindre trace à l'origine.
OK, c'est pas parce qu'on ne respecte pas la trame historique que le film est mauvais non plus (les exemples d'excellents films basés sur des événements historiques tordus dans tous les sens et avec personnages ajoutés prendraient la journée à énumérer), mais pour paraphraser Dumas, c'est bien beau de violer l'histoire, mais derrière il s'agit de lui faire de beaux enfants. Et ça commence par les RAISONS de cette torsion de la trame historique. Dans Les 3 Mousquetaires, tiens, puisqu'on parle de Dumas, le personnage principal (D'Artagnan) et la trame de fonds sont historiques, les trois mousquetaires sont des personnages fictifs, et ça passe sans problème, juste parce qu'ils servent à l'intrigue. Là le personnage de Keanu Reeves est à peu près justifié parce que... eh! ben il faut bien un personnage de Blanc pour que le public occidental puisse s'identifier, dans la tête d'un producteur. Ça, et le fait qu'on ne fait pas de film à Hollywood sans vedette hollywoodienne. Alors, certes, le personnage fait quelques vagues trucs (il leur trouve des armes - dans des conditions que je ne vais pas tarder à aborder, d'ailleurs) et il a une intrigue romantique (qui N'A RIEN A FOUTRE LA, d'ailleurs, mais on ne fait pas de film à Hollywood sans une intrigue romantique. Au passage, l'intrigue romantique étant traditionnellement dévolue au personnage principal, il n'y a plus de doute à avoir sur le statut de second rôle du héros de l'histoire originale, au profit de la vedette hollywoodienne), mais il ne change rien, fondamentalement, à la trame de l'histoire. Juste, il est là, il est Blanc. Et il est surpuissant. Parce que, oui, il fait plus de dégâts en combattant que ses 46 compagnons réunis, à tel point qu'on se demande si il n'aurait pas pu prendre la forteresse à lui tout seul.
Et le fait qu'il soit là est affreusement gênant, dans la structure-même du film. Ainsi le climax final est composé de DEUX duels séparés (celui qui correspond à l'histoire originale et celui mitonné par nos génies hollywoodiens pour Reeves) qui alternent au montage en se gênant mutuellement, aucune n'arrivant du coup à gagner en intensité, et c'en est même carrément catastrophique pour celui correspondant à l'histoire originale qui est juste assez montré pour alourdir celui de Reeves.
C'est d'ailleurs se qui se passe dans la trame scénaristique du film, au chapitre des motivations des personnages. Dans l'intrigue originale, elle est simple: venger leur clan dissous et leur seigneur injustement "autorisé" à se faire seppuku. Dans l'intrigue de ce film, et parce que, encore une fois, on ne fait pas de film à Hollywood sans une intrigue romantique, elle se complique du bon vieux schéma - occidentale - du sauvetage de la Princesse en détresse (au passage, et oui, ça aussi c'est un détail, mais quand même: le personnage féminin, fille d'un Daimyo - un seigneur de clan samouraï - est bel et bien désignée comme "princesse". Sans vouloir la ramener, dans le Japon féodal, les daimyo ne sont pas des rois, leurs filles ne sont pas des princesses; en fait les samouraïs, même le Shogun, n'étaient pas nobles: seuls l'Empereur et sa famille l'étaient). Ils prennent donc un peu la forteresse pour se venger, et un peu pour secourir la belle, on sait pas trop en fait, ça doit être 50/50, ou 40/60. Ce qu'on peut savoir par contre, c'est que ça alourdit inutilement propos et enjeux.
Tiens, à propos des éléments gênants du film engendrés par la présence d'une vedette américaine:
Le film, américain dans tout sauf dans la majorité de son casting, est bien entendu tourné entièrement en anglais. Mais il se passe entièrement au Japon. Du coup, si la langue extradiégétique du film est l'anglais, il est évident que dans son monde intradiégétique, tout le monde parle en fait japonais, et que l'anglais n'est donc rien d'autre qu'un doublage. Et là, se pose un problème que seul le doublage peut engendrer: Reeves parle mieux japonais que les autres personnages, vu que son anglais est plus fluide que le reste du casting, tous japonais. Un point de détail certes, mais parfaitement débile.
En fait d'ailleurs, là où le film se porte le mieux, c'est quand Keanu Reeves ne tient aucun rôle, comme dans la prise de la forteresse, seul passage potable du film, où, déguisé tel Lando Calrissian dans le palais de Jabba, il reste parfaitement immobile dans un coin, venant juste alourdir de temps en temps la scène de regards lourds de sens vers sa Belle, histoire de nous rappeler ce que tout le monde fait là (au moins, à 60/40).
Et venons-en au second problème: le folklore. Et là on touche à l'absurde.
Je rappelle que l'histoire des 47 ronins est un mythe national japonais de première importance construit sur un événement historique. Du coup, quelle meilleure idée, pour pimenter un peu tout ça, que de foutre des vrais morceaux de mythologie japonaise dedans, hein? On n'a qu'à dire que Keanu Reeves a été élevé par des Tengus, ça justifiera qu'on lui donne des superpouvoirs, non?
Et puis, pourquoi s'encombrer avec un quelconque respect desdits mythes, ils sont pas assez biens, enrichissons-les en en mélangeant plusieurs. La sorcière[2], par exemple, ce serait cool qu'elle puisse se transformer en renarde, en plus y'en a dans la mythologie japonaise (les kitsune). Mais bon, pour le duel final ça fait pas très badass Keanu qui explose un renard, ce qu'il faudrait, ce qui serait vraiment cool, c'est qu'elle se transforme en dragon (ça tombe bien, y'en a aussi, des dragons, au Japon). On n'a qu'à dire qu'elle est les deux. Et puis c'est pas la peine de la ramener en remarquant que les Ryu, les dragons japonais, sont normalement des kami des fleuves, pas des méchantes sorcières conseillères d'un seigneur local. Elle c'est pas pareil. D'ailleurs, c'est une kitsune aussi, z'avez qu'à voir.
Quoiqu'il en soit, mettre des éléments folkloriques par paquet de douze dans un événement historique, même romancé, c'est très con. C'est aussi con que si, mettons, quelqu'un s'avisait de faire un film où Abraham Lincoln serait, je sais pas, moi, chasseur de vampire, tiens.
...
Pourquoi vous me regardez comme ça?
...
Ah! ils l'ont fait?
[cut sur la dernière scène de la version originale de la Planète des Singes, avec moi en Charlton Heston sur la plage]
OK. Mais d'abord, Abraham Lincoln contre les Vampires est une daube, ensuite, Abraham Lincoln contre les Vampires est, au moins, un peu honnête sur son statut de film quasi-parodique, enfin, Abraham Lincoln contre les vampires ne fait que reprendre le nom d'un personnage historique, pas la trame historique elle-même. Je n'ai pas souvenir qu'on nous ait prétendu que la Guerre de Sécession était née de la volonté de Lincoln de chasser le méchant vampire qui occupait la place de conseiller de Jefferson Davis.
Et puis, petit détail, c'est une chose de piétiner et de kitschifier sa propre culture, c'en est une autre d'aller piétiner celle des autres. Et c'est pas parce que les japonais aussi le font beaucoup qu'on doit se dire, tiens, c'est cool, les américains ont le droit aussi alors.
Parce que c'est bien de ça dont il s'agit. Le truc des samouraïs, l'idée de reprendre l'histoire d'un épisode de l'histoire japonaise, les vagues références mythologiques mal digérées, c'est juste là pour faire joli. Ce film passe son temps à chier sur la culture japonaise, mais pire, il le fait avec la bonne conscience de ceux qui croient la défendre.
Et c'est facilité par le fait que les japonais sont des asiatiques, non-blancs par définition. Mais ceci dit, ça devrait pas les retenir longtemps d'aller ravager ailleurs. Après tout, pour ce qui est du mythe national fondateur français, l'autre cruche de Sofia Coppola a déjà passé le premier cap en nous expliquant qu'en fait Marie-Antoinette elle était cooooool, qu'elle écoutait du Rock'n'roll et que c'est les méchants révolutionnaires qui faisaient rien qu'à la calomnier. Dans une prochaine version, ils ont qu'à dire que Marie-Antoinette était une princesse elfe, fille du roi Obéron et de l'impératrice d'Autriche, et que Jaint-Just était en fait l'engeance d'un démon et d'une sorcière qui voulait récupérer le sceptre magique qui protégeait la fRance d'une invasion extraterrestre menée par le zombie de Jules César, mais qu'heureusement le fils de Washington, enlevé par des gobelins dans son enfance, revient pour sauver les détenteurs légitimes du pouvoir, et bingo! ils ont une super-trame [3].
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[1] Notez, c'est pas spécialement contre les États-Unis, hein. A part si c'est un Tavernier avec Noiret et Marielle, regardez un film français qui se passe en Afrique, et on vous fera le coup des beaux paysages de savane, avec éléphant et lion obligatoires, ou on vous fera celui du conte (l'Afrique vu du cinéma français, c'est la nature sauvage peuplée de griots, en gros). Et il y a toutes les chances que le personnage principal soit blanc.
[2]Tiens, petit aparté sur les méchants, puisqu'on en parle. Une fois de plus, ils souffrent de ce que j'appelle le syndrome du mrwouarfouarf. Pour le dire plus clairement, ils sont méchants, mais alors là méchants. Et ils le montrent, qu'ils le sont, à grands renforts de pauses brevetées "Méchants™ Inc." (ça n'égale pas l'inoubliable prestation du pauvre Jeremy Irons dans le rôle de Profion - les quelques malchanceux qui voient l'allusion, et qui doivent me maudire présentement de leur rappeler ça, savent de quoi je parle - mais y'a de l'effort dans ce sens). Et ils ont un but de méchants mais alors là méchants, ils veulent conquérir le monde ("OF COURSE!"), ici le Japon.
[3] Woputaing mais l'air de rien j'ai les bases d'un super-scénar, là! Vite, un billet pour Hollywood, ils vont adorer, je vais me faire des couilles en or!