Fragments d'existences vides qui se croisent – semblent toutes au bord du précipice, de l'extinction, mais celle-ci doit se dérouler bien tranquillement la plupart du temps. La lourdeur hanekienne est à son comble, l'amalgame avec une société décrétée morbide et automatisée aussi. Tant de plans-séquences et de démonstratives abusives, pour un propos d'autant plus étroit qu'il a déjà été étayé dans les deux précédents opus de 'la glaciation' (Le septième continent et Benny's Video, qui montrent justement en quoi Haneke est un cinéaste intéressant). Autant (re)voir directement Elephant ou Paranoid Park de Gus Van Sant. Et si les coups portés contre l'omniprésence des médias ne sont pas 'si' triviaux pour un film datant d'un quart de siècle, cette façon d'aligner des reportages de guerre issus des Journaux de 20h l'est totalement.
Représenter la froideur des rapports, la déshumanisation spécifique dans notre espace et à notre époque, permet au film d'interpeller en théorie et parfois en pratique (l'aliénation du joueur de ping-pong opposé à une machine, robot jusque dans ses loisirs ; le pauvre « Je t'aime » suivi de la gifle du mari misérable, humilié) ; mais la concrétisation est falote (délibérément certes, c'est d'ailleurs pour cette raison que le travail d'Haneke en intimident – il ne faudrait pas être la cible de cette cruauté froide, de cette critique féroce dont l'objet et la motivation ne sont pas clairs).
On ne saurait se projeter autrement qu'a-priori ou en théorie dans ces destins ; on doit se reconnaître dans cet anonymat sous le rouleau-compresseur d'une société du bitume et du béton, on a pas la permission de connaître ces gens. Serait-ce si sale de sonder leur psychologie personnelle, obscène de trouver dans leur existence ce qu'elle a d'autonome, de différenciée et même, d'accomplie ? Le refus du spectacle divertissant a le tort d'être martelé. Il dévore toute la mise en place, comme des détails retors dévorent l'énergie d'un employé à la conscience dévoyée. 71 fragments laisse hors-champ les morts, supprime les cris (encore présents dans Benny's Video), comme pour évacuer toute signature ; puis, comme toujours, il renouvelle son petit manège mesquin, en s'attardant sur le sang coulant près d'une main sans vie.
La mauvaise situation du type violemment recalé à la banque peut déranger ; tout ce qui pouvait naître de pertinent ou de sympathie à cet égard est anéanti par sa réplique démesurée. Et oui, à l'échelle nationale et internationale, ce drame humain n'est qu'un fait divers. Et l'inverse n'est pas désirable. Qui sont vraiment les fétichistes du fait divers ? Peut-être des petits Haneke qui n'ont pas eu le temps ou l'occasion de mûrir. Comme tous ces gens normaux nivelés vers l'indifférence, comme leur monde, ce film est stérile, triste et ronronnant. Il vaut en tant que témoin mais finit par n'être qu'un pseudo-symptôme. Manque seulement le cynisme (assumé) pour l'animer.
Ces fragments doivent montrer pour dénoncer, pour induire un inconfort tel que le spectateur ne puisse plus se résigner et se laisser couler comme le font les protagonistes. Nous devrions être les petites ouailles averties, en fait nous sommes les cobayes d'une insurrection aussi plate que sa cible. Haneke souhaite nous chambouler, mais à quoi bon ? Pour décréter que tout est laid, tout va si résolument mal ; et pour quelle alternative, au nom de quelles préférences ? On en saura jamais rien et la suite de sa carrière le confirmera. Les défenseurs évoqueront la liberté du spectateur ; comme en religion, le spectateur a donc pour seules libertés d'évaluer son impuissance, se blâmer au moindre soupçon d'éveil, errer dans des fantasmes compensatoires (fournis et fermés de préférence).
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