Quand on pénètre dans l'antre du dernier volet de la "trilogie de la glaciation émotionnelle" de Michael Haneke, c'est au terme d'un long et rude voyage à l'intérieur de la société autrichienne (a minima), initié par les deux premiers films. On n'est pas vraiment ici dans une œuvre qui brosse dans le sens du poil, et c'est le moins qu'on puisse dire : le regard est tout sauf consensuel, d'une âpreté plutôt rare. Mais fort de la connaissance du contenu et de l'approche développés dans les précédents films (Le Septième Continent et Benny's Video), on aborde ces 71 fragments d'une chronologie du hasard avec une certaine assurance. Encore une fois, Haneke s'attache à décrire un sursaut de violence extrême, apparemment sans explication, qui émane d'une société sclérosée, apathique, pétrifiée dans son train train quotidien.
Si le fait divers reste pour beaucoup inexpliqué, cette série de films tente d'apporter un éclairage nouveau, sans didactisme, sans certitude. Le fait divers est le point vers lequel converge une multitude de parcours individuels, et à la différence de bon nombre de films "basés sur des faits réels", c'est la trajectoire précédant l'horreur qui cristallise le regard de Haneke, et non l'horreur elle-même (pas celle-là en tous cas). C'est une exploitation à la fois mesurée et sensée, à mon sens en tous cas (mais aussi froide, clinique), du fait divers. Un peu comme dans Le Septième Continent, c'est du quotidien, de sa banalité affligeante, de sa capacité à emprisonner les êtres dans leurs gestes mécaniques (cf. les fragments sur les convoyeurs de fonds) et répétés inlassablement que surgit l'éclair d'abjection.
Haneke s'intéresse aussi au fait divers comme un carrefour existentiel, à la croisée des hasards multiples, où les déterminismes sociaux constituent l'étincelle mettant le feu aux poudres. C'est un film choral sans le dynamisme habituel que l'on retrouve presque naturellement dans ce registre : il est ici plombé par la pauvreté et la répétitivité des existences (cf. la scène interminable de partie de ping pong contre une machine), plombé par la photographie d'une austérité incomparable. Et, surtout, le criminel en puissance est filmé au cœur de ce système, à la même hauteur que les autres personnages : il ne correspond absolument pas à la figure de l'élément anormal, extraordinaire, contenant en lui-même les germes de l'atrocité à venir. Il n'est rien d'autre qu'un être humain "normal", simplement exposé à une dose de déshumanisation trop importante pour son organisme. Et là où Haneke a et prend le temps de poser un regard, par opposition, les journaux télévisés se contentent de brasser les actualités dans un flot ininterrompu de paroles et d’images, le fait divers s’intercalant sans transition, sans forcer, sans recul, entre le procès de Michael Jackson et le siège de Sarajevo. Circulez, y'a rien à voir.
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