Y-a-t-il des turbulences dans l’avion ? Dans celui de Patrick Vollrath, elles semblent être légion, malmenant les passagers jusqu’à l’étourdissement. Mais ces turbulences ne prennent pas toujours la forme de masses d’air ou de courants verticaux : dans 7500, elles épousent la forme d’un film. Puisqu’on connaît tous cette sensation ; cette peur soudaine qui traverse notre corps, ces réflexes qui devancent la raison, cette respiration qui se coupe l’espace de quelques secondes. La turbulence perturbe, et plus encore, elle surprend. Que reste-t-il à faire ? S’accrocher à son siège et serrer de toutes ses forces en attendant la prochaine accalmie ? Dans 7500, la turbulence s’étire jusqu’à supprimer la fameuse embellie. Point de cisaillement des vents dans les nuages ici, seulement des fluctuations de pression qui sillonnent l’espace clos du cockpit. Car embarquer dans 7500, c’est un peu sortir du confinement pour s’enfermer à nouveau. C’est avoir la bonne idée de s’évader à l’intérieur même d’un cockpit pour vivre une expérience d’angoisse minimaliste. Déconfinement, décompression, des mots qui n’ont définitivement pas leur place dans la soute de 7500.


Quelques mètres carrés, un cocon de pilotage, une prison de décisions. Dans 7500, toute l’action demeure (presque entièrement) confinée au cockpit, le cœur de l’avion, lieu de convoitise et de contrôle où l’émotion afflue tout autant que la pression. Dans cet espace clos, Patrick Vollrath installe son atmosphère épurée – réaliste au possible – et refuse le sensationnel pour mieux embrasser la sensation. Le récit ne sera pas celui d’un Flight Plan ou d’un Non-Stop. Point d’enquête ou de mystère à plusieurs milliers de mètres d’altitude ; simplement l’intégration d’une situation extraordinaire à un contexte ordinaire : comme une version resserrée, compacte et cloisonnée du saisissant Vol 93 (sans avoir pour autant la même puissance de frappe), le huis-clos de Patrick Vollrath suit un pilote (Joseph Gordon-Levitt) confronté à une tentative de détournement par des terroristes islamistes. A l’instar du film de Paul Greengrass, 7500 ménage ses efforts – et ses effets – en maintenant les états de choc dans une bulle de temps réel où l’agitation semble permanente. La pluie environnante, la noirceur extérieure et le vide aérien font alors du cockpit le seul lieu de sauvegarde, de vie et de sécurité apparente. Un huis-clos à valeur de refuge où l’enjeu principal reste le maintien de l’ordre et du contrôle, aussi bien du cockpit que de soi-même : garder la tête froide, suivre strictement le protocole et éviter de céder à son émotivité, telle est la ligne de conduite de 7500.


Se pose alors la question de l’intelligibilité de l’espace ; ou comment comprendre le lieu, appréhender ce cloisonnement et la tension distanciée (ou pas) qui s’y jouera par la suite. L’influence de Michael Haneke semble indéniable tant elle contamine les premières minutes du film : cette distance, cette froideur, cette captation du réel, cette surveillance vidéo qui questionne le regard du spectateur et l’introduit dans la nébuleuse frontière entre fiction et réalité ; tout semble déjà là pour mettre en place un trouble chez le spectateur. Le prologue / générique pose pour ainsi dire une autre forme de cloisonnement, échappant au cockpit pour mieux nous enfermer dans la banalité d’une suite d’images dans lesquelles sommeille une menace. On reconnaîtrait presque le début de Caché dans cette approche anti-spectaculaire du réel. La fixité des plans et leur caractère prétendument objectif contribuent ainsi à désamorcer l’immersion, ou plutôt à instaurer une distance qui ne perdrait pas pour autant de vue la sensation d’isolement.


7500 s’offre alors une réalité palpable : les pilotes pénètrent dans le cockpit, échangent quelques mots, quelques banalités d’usage, procèdent aux premières mesures de contrôle de l’appareil… La scène s’étire, se conte sans précipitation, sans raccourci, sans illusion ; le plan-séquence n’est jamais bien loin malgré la découpe. Et l’embarquement commence. Bizarrement, une tension s’installe. Comme l’impression d’être ce spectateur-victime empêtré dans l’accalmie avant la tempête. La froideur impose paradoxalement l’immersion et le parti-pris réaliste s’accomplit dans cette banalité du quotidien en action, en tension. La gestion du suspense de Patrick Vollrath évoquerait presque celle d’un Xavier Legrand ; que ce soit pour la violente austérité de Jusqu’à la Garde ou le rythme effréné d’Avant que de tout perdre. Dans Tout ira bien / Everything Will Be Okay (court-métrage nommé à l’Oscar en 2016), Vollrath démontrait déjà une maîtrise de la tension où le suspense intimiste se mêlait à une forme de réalisme léché : une tension à hauteur d’enfant où le regard s’immisçait dans une situation singulière ; l’enlèvement d’une fille par son père. L’isolement se faisait alors dans ce regard limité, celui d’une fillette incapable de (com)prendre le contrôle de la situation. A cette question du contrôle, Vollrath répond par la turbulence, par l’instabilité et par l’impossible fuite en avant.


Entre peur et inquiétude, entre enfermement et affolement, l’air commence rapidement à manquer dans 7500. Point de musique, point d’artifice, juste l’homme confronté à une situation, à une mise à l’épreuve aussi cruelle que captivante. Car le huis-clos impose nécessairement une mise en danger : dans cet espace hermétique, impossible de fuir face au problème ; il faut l’affronter. L’atmosphère devient alors aussi étouffante que possible ; étouffement souligné par cet étalonnage que n’aurait pas renié David Fincher. Le minimalisme n’arrange rien à la situation, bien au contraire. Des panneaux de boutons aux voyants lumineux, des indicateurs de vol aux écrans de contrôle, le réalisme est poussé à l’extrême dans cet espace unique et froid où tous les recoins sont bons pour créer de la tension. Les 40 premières minutes nous paralysent ainsi à notre siège : impossible de décrocher, la tension est constante, la maîtrise presque totale. Puis c’est la dégringolade. Le scénario emprunte soudainement un chemin balisé, se détache de la froideur instaurée pour s’orienter vers une immersion plus académique ; celle d’un face à face avec un terroriste tout droit sorti d’un paquet de céréales. Le récit connaît ici ses fatales limites.


Pourtant, cette simplicité de fond et de forme pousserait presque ce huis-clos aérien vers des contrées bergmaniennes où l’isolement serait prétexte à une étude de psychologie comportementale : comment réagir face à un cas de telle pression ? Suivre le protocole ou faire intervenir le facteur humain ? Car face au danger, l’homme se réveille, se met à nu et dévoile sa vérité, ses états d’âme et surtout ses états d’Homme. Malheureusement, l’écriture ne parvient jamais à se hisser à un tel niveau, la faute à des personnages mal caractérisés, à une psychologie de comptoir – simpliste, unilatérale et romancée à l’extrême – et à des invraisemblances qui viennent endommager la structure générale de 7500. Et là où le bât blesse, c’est que les terroristes en sont réduits à de simples archétypes, superficiels et caricaturaux : otages, mises à mort, menaces, « Allahu akbar », tous les poncifs y passent. L’attentat contre le film lui-même, c’est bien eux, c’est ce manque d’ambigüité dans la construction de personnages qui ne remplissent rien d’autre que des cases, des rôles, des (stéréo)types. L’ambiance étouffante précédemment instaurée se dégrade aussitôt : l’appareil sombre alors en chute libre et ne s’en relèvera pas.


Le dernier acte perd ainsi en force ce qu’il gagne en absurdité. Puisque Vollrath a la mauvaise idée de bâtir une intimité entre le pilote et un jeune terroriste assailli soudainement par la peur, la panique et les doutes. Le maniérisme du jeu – aussi forcé soit-il – nuit gravement à l’approche réaliste solidement construite au départ. D’autant plus que la confrontation n’a pas l’intensité attendue. Le propos manque lui aussi de clarté : si la citation de Gandhi ouvrant le film semble superflue, c’est avant tout parce que 7500 malmène son sujet ; quitte à l’oublier en cours de route pour se consacrer entièrement à la gestion de la tension / de l’attention. Impossible de résoudre la violence par la violence, est-ce donc là le message du film ? On pourrait peut-être y voir une interrogation sur la manière dont nous choisissons de réagir face à la violence du réel. Une violence qui se joue d’ailleurs souvent en hors-champ au travers d’un écran de contrôle qui amplifie l’isolement du personnage vis-à-vis de la situation. On pourrait aussi y voir un prolongement des réflexions théoriques et esthétiques qui animent parfois le cinéma d’Haneke : le Mal – plus ou moins fictif – qui s’immisce dans la réalité, la difficile communication entre les êtres, l’espace clos comme lieu de crise, la quête du désenchantement, etc.


Mais dans 7500, les ressorts (mélo)dramatiques conduisent inévitablement à la panne moteur ; la faute à cette intrigue que l’on étire comme de la guimauve et à ces rebondissements que l’on fabrique pour pouvoir mener le film à son terme. Pourtant, l’œuvre de Patrick Vollrath n’est pas dénuée d’intérêt, loin de là. Dans son réalisme sec et crédible, 7500 aboutit à quelque chose de vraiment palpitant. Palpitant quand il s’agit de concentrer toute la tension sur les épaules d’un seul homme : oppressé par l’environnement clos, Joseph Gordon-Levitt doit aussi faire face à une asphyxie psychologique, entre décisions impossibles et déchirements émotifs, entre dilemmes humains et nécessité de garder le contrôle. Dommage qu’il faille néanmoins subir la prévisibilité du pilotage automatique plutôt que l’imprévu de la commande manuelle. Au final, seul Joseph Gordon-Levitt s’en sort avec les honneurs : jouant la faillibilité de l’humain plutôt que l’héroïsme surhumain, sa prestation tout en sobriété émeut. Et face à cette conscience troublée, tourmentée et suffocante, le spectateur n’a d’autre choix que d’adopter le même état d’esprit. 7500, définitivement une crise menée à bout, un efficace exercice de style où la crédibilité prévaut sur la spectacularisation. Du moins, jusqu’à un certain point de non-retour.


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blacktide
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le 24 juin 2020

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