Un road-movie qui commence normalement avec la fuite d'un monde étouffant, une évasion de prison, et des morceaux instantanés de vie. Ou presque. Ce presque fait ici toute la différence, à l'image de cette introduction aérienne où des immeubles disparaissent devant nos yeux, et les deux huis-clos successifs qui concentrent en quelques instants la rage juvénile qui s'était déjà emparée des bobines sous pression de ce réalisateur, qui capte à merveille, à la manière d'un stéthoscope, le ressenti nihiliste de ses personnages vivant en marge de la société japonaise. Nous rencontrons neufs losers aux méfaits plus ou moins insolites (un roi du porno, un accro de l'explosif, quelques meurtriers passionnels, un nain roi de l'évasion ...) qui occupent une cellule décrépie, atterris dans le trou du cul du monde comme l'atteste l'un des dialogues, dont la poésie scatophile renvoie à une pertinence, dans la situation qui nous occupe, pour le moins aiguë. C'est à la suite de cette prise de conscience merdique que l'espoir renaît, un temps, de ses cendres.
Durant la première moitié du film, l'intrigue est assez linéaire (l'après-évasion), mais regorge déjà d'instants de poésie (comme la fois où ils fixent les nuages en imaginant des formes d'animaux). Ces âmes égarées reprennent goût à la vie de manière désordonnée, complètement désaxés, avec des séquences tragi-comiques, comme le moment où ils squattent un ancien ami en respectant aucune règle de savoir-vivre. Mais plus le fil avance, plus la trajectoire devient chaotique, onirique, et parfois difficile d'accès, avec des ruptures de ton graphiques souvent étonnantes comme lorsqu'ils débarquent au Trou chanceux, avec une séquence où le beau et le grotesque cohabitent de manière magnifique. Aussi sensoriel qu'un Lynch en beaucoup moins opaque, ce film nous fait tâter de la frustration, la noirceur, et de la rêverie désespérée de ces personnages, au cours d'une lente descente aux enfers malgré le désir de certains de s'intégrer et de renouer avec la vie, prisonniers qu'ils sont des préjugés des autres ou des souvenirs de leur ancienne vie qu'ils tentent vainement de faire renaître (un trouble identitaire justement illustré par un jeu autour du travestissement).
Toyoda nous gratifie ainsi, une fois de plus, d'une échappée sans point de chute pour ses personnages, en opérant des virages bien souvent inattendus en termes de tonalité, avec au final un sentiment d'espoir déjoué et d'échec qui accapare complètement cette oeuvre, malgré une pointe d'optimisme peu assurée qui se dessine au bout. Un poil moins percutant que ses deux perles noires précédentes, ce cinéaste étant plus doué selon moi lorsqu'il se concentre sur moins de personnages, bien que je reconnaisse la beauté de suivre cette petite communauté se dessoudant peu à peu, comme si tenter de vivre ses propres rêves ou de régler ses affaires (bref revenir sur son passé), naïvement et résolument, c'était accepter de mourir d'avance. Un film marqué par la mélancolie qui prend aux tripes, par la manière dont ces petites destinées s'écrasent en plein vol, comme s'il n'y avait pas de place pour ces marginaux. L'excellente bande-son rock qui accompagne cette virée souligne parfaitement cette tentative de fuite, traversée d'instants de grâce, de bizarreries, et de violence sèche.
Je me répète par rapport à mes autres avis sur les films de ce cinéaste, mais c'est fou la manière dont les thématiques et les obsessions de ce dernier répondent à celles de Kitano, où on retrouve semblablement une sensation d'étouffement et de vide existentiel, et un sens de la contemplation et de la métaphore, autour des thématiques de la fuite, de la solitude, et de l'impossible intégration de ces marginaux dans un monde qui leur échappe indéfiniment. Ils sont bien sûr très différents dans leur approche stylistique, mais Toyoda s'affirme ainsi comme le digne successeur de son aîné.
En tous cas, un cinéaste japonais qui mériterait d'être davantage reconnu, avec un talent rare dans la manière de raconter ses histoires, alternant trips sensoriels et force de suggestion avec une noirceur poétique bien à lui. Ce faisant, il se fait écho des maux d'une génération tâtonnante et à cran qui ne parvient plus à se ré-inventer et donc à progresser dans l'existence.