Puisque tout est faux.
Puisqu’on sait que tout ce à quoi nous assistons, quand nous commençons un film, n’est qu’un gigantesque tour de magie.
Nous décidons à chaque fois si nous allons marcher dans la combine, ou pas.
Quels éléments objectifs peuvent bien présider à ce genre de choix ? Simplement parce que l’un serait mieux fabriqué que l’autre ? Pourquoi oublions-nous consciemment les "trucs" de certains prestidigitateurs qui nous plaisent quand nous déplorons ceux (que nous estimons moins maitrisés) d’autres, pour qui nous n’avons aucune considération ?
Une simple affaire de poésie ? De réalisme ? De maitrise technique ?
Et surtout, pourquoi et comment l’arrivée du numérique a-t-elle fondamentalement perverti l’essence même de notre art chéri ?
Ce sont toutes ces questions qui surgissent à l’esprit du vieux con cinéphile lorsque les dix premières minutes tétanisantes d’Aguirre réaniment chez lui avec vigueur un émoi ancien. (Et qui prolongent, en miroir, celles posées en leur temps par les très belles mais très fausses premières minutes de Melancholia).
Il y a bien sûr quelque chose qui se joue dans la différence entre vivre et jouer.
Comment ne pas penser qu’à travers la simplicité de la pluie, de la boue, de l’étoffe qui colle aux muscles qui poussent et qui tirent, de la pente qu’il faut gravir avec fatigue ou descendre précautionneusement, se niche une parcelle de vérité intemporelle ? Comment ne pas croire que, de 1580 à 1972, l’effort désespéré dans une nature hostile et sans limite n’a pas quelque chose d’absolument conforme et transposable ?
Comme devant toute fiction, nous savons naturellement que derrière l’objectif s’accumulent des techniciens (même s’il n’y eut ici qu’une seule caméra), que les prises peuvent être refaites, et que ce qui se dit a été (au moins partiellement) écrit. Malgré ça, on croit à chaque seconde de ce film, viscéralement.
Car avec Aguirre nous entrons dans la dimension bien particulière, qui nous fait tant aimer le cinéma, qui est celle de l’émerveillement.
Le moment est venu de revenir sur la métaphore du tour de magie.
Pensez au vieux tour de la femme coupée en deux. On sait parfaitement qu’il s’agit d’un truc ne mettant pas en danger la vie de la charmante et souple assistante qui va se faire scier devant nous. Mais c’est tellement bien théâtralisé et exécuté qu’à chaque fois, un petit frisson nous parcourt l’échine.
Si l’on imagine le même spectacle mis en scène dans un film, le charme disparait puisque les trucages et le montage permettent de faire ce que l’on veut à l’écran (c’est entre autre ce qui rend si creux et sans intérêt le "insaisissables" de Leterrier).
Le principe même de l’émerveillement s’évapore.
C’est sans doute en ce sens que le numérique fait reculer tant de spectateurs par rapport à l’objet de leur passion. Le numérique appose et impose une couche entre le spectacle et son audience qui annule pour beaucoup la nature de leur plaisir. Une sorte de feuille de papier calque qui, en permettant toutes les audaces visuelles, en élimine la magie primitive.
Une scène d’un film des années 50 présentant un personnage qui marche sur un mur ou un plafond sans coupure avec le moment ou il arpentait le bon vieux plancher des vaches déclenche sans coup férir notre fibre à émerveillement parce qu’on se demande comment par quel prodige (visuel, mécanique, technique) les concepteurs du film sont arrivés à ce résultat. Aujourd’hui tout est banalement possible, et c’est la triste paradoxe de la technologie. Demandez aux hordes de spectateurs déçus de la deuxième trilogie des terres du milieu si dans les raisons de leur dépit ne figure pas en très bonne place l’abandon des décors naturels et des trucages optiques qui ont marqué la première série.
Cette affadissement total touche tous les films et tous leurs plans. Prenons un autre exemple. Comment aujourd’hui être ému par une scène de coucher (ou de lever, je suis pas bégueule) de soleil quand on sait que toutes les teintes aperçues à l’écran sont le résultat de traficotage de surdoués (souvent, mais pas toujours) de la palette graphique, alors que le même plan dans les décennies précédentes aura demandé des heures de préparation, de mise en place, et que l'instant n’aura pu être tourné qu’a un moment précis -et donc contenant sa parcelle d’identité et de réalité tangible- d’une journée, d’une saison, d’une vie ?
Cette incursion perpétuelle du doute dans la déroulé de la fiction agit comme le vers dans le fruit: une simple bouchée avariée et c’est l’ensemble de la pomme qu’on a instinctivement envie de rejeter.
Car oui, il y a quelque chose de l’ordre de l’instinct dans tout ça.
On entre tout entier instinctivement dans Aguirre, dès ses premières secondes. En l’espèce, l’organique atomise le numérique.
Alors évidemment, on pourra arguer qu’entre le naturalisme animal d’Aguirre et la multi-sophistication d’un Jupiter Ascending (par exemple), les nuances sont innombrables et les couches d’authenticité nombreuses. Sans doute.
Toujours est-il qu’indubitablement, Aguirre constitue un extrême. Une des limites du spectre.
Ce que nous savons des conditions de tournage est sans équivoque.
Or donc, si le numérique ajoute un calque sur un simulacre de réalité, Aguirre représente ce qui peut le plus s’en éloigner. C’est une fenêtre non teintée et d’un seul bloc sur un monde dévasté par la folie, où les apparences d’humanité disparaissent au fur-et-mesure des kilomètres parcourus par un radeau qui ne cesse de s’enfoncer et rapetisser.
Comment croire que Kinski jouerait la folie alors que l’on sait depuis si longtemps qu’il l’incarne authentiquement ? Les singes qui envahissent le radeau auraient-ils pu avoir la moindre épaisseur numérique ? Les visages marqués par la fatigue et l’abattement auraient-ils pu être obtenus par des couches de maquillage savants ? Ne mangent-ils pas réellement des algues lorsqu’à bout de force ils cherchent à survivre ? Inez ne disparait-elle pas à tout jamais dans l’épaisseur des frondaisons quand elle décide de quitter la compagnie furieuse et démente de ses compagnons d’infortune ? Ursua ne fut-il pas réellement pendu par cette pitoyable et maladroite bande de mercenaires aux ordres d’un fou débarrassé de toute contrainte morale, éthique ou hiérarchique ? N’ont-ils pas rencontré une tribu cannibale effroyable ?
Au fond, comment quoi que ce soit dans ce film pourrait être faux ?