C’est sur une image terriblement trompeuse que s’ouvre Back Home : celle de la main d’un nouveau-né serrant le doigt de son père. Si l’on est tenté d’y voir un écho au lyrisme ébahi de Malick dans Tree of Life, il faudra rapidement se résoudre à y renoncer. Dans ce geste se loge toute l’exploration à venir des complexes rapports humains, d’autant plus retors qu’ils sont situés dans cet univers carcéral qu’est la cellule familiale. Un geste silencieux, un réflexe nerveux sur lequel on aura tôt fait de voir l’amour filial se dessiner instinctivement, réécriture romanesque et idéalisée qui finira par gangréner la vie de toute une famille.


Back Home (pourtant modifié suite aux attentats, et qui qui s'intitulait Louder than bombs) porte brillamment son titre : de retour, il est question à des degrés divers : celui du fils devenu adulte dans sa maison d’enfance, celui qu’il ne parvient à opérer vers la famille dont il est désormais le nouveau père, ceux de cette mère défunte qui ne cessait de repartir vers les quatre coins du monde pour y traquer des images fulgurantes des guerres, des famines ou de tout ce que l’actualité vomit de plus dramatique. Des retours imposant de régler des comptes, de trier des archives, de faire face à ses engagements, de scruter un passé qui ne passe pas.


Cette question est au centre de l’œuvre de Trier : c’était déjà un retour qui occasionnait l’adieu au monde du junkie, protagoniste d’Oslo, 31 août. Ici, il est davantage question de ceux qui restent : après l’accident, probable suicide d’Isabelle (Huppert, aussi fugace qu’impeccable, comme à l’accoutumée), toute communication semble impossible. Entre le père et son plus jeune fils, en pleine crise d’adolescence (contraignant le premier à rentrer en contact avec lui via les jeux en réseau, pour se faire froidement abattre avant tout échange), mais aussi entre les frères. Jesse Eisenberg, en aîné supposé apporter l’équilibre, offre une partition glaçante d’équilibre : nerveux, dépassé, il compense sa panique face à la vie par une façade a priori imperturbable, un discours efficace où tout se règle par le mensonge. Sur le sort de son épouse, échangeant le cadeau de la vie contre la perspective de la mort ; sur celui de sa mère, ainsi que sur sa fidélité, préférant une version édulcorée et hagiographique. Ses conseils iront jusqu’à proposer à son jeune frère Conrad l’effacement et le renoncement, le temps du lycée, avant d’envisager un jour de pouvoir exister. La révolte de ce dernier passe donc par un rapport frontal à la vérité. Sa confession et les images qui l’accompagnent rappellent un peu trop American Beauty et l’on craint un moment que la profusion des névroses ne prenne la voie emphatique de ce modèle, mais Trier déjoue savamment ce piège.


C’est par le rêve et d’autres échappées que les personnages prennent rendez-vous avec eux-mêmes : celui d’un viol, d’un casque qui diffuserait, enfin, le silence, ou des récits sur soi qu’on fait à la troisième personne, s’observant avec recul, et par conséquent bienveillance. La vérité n’est pas accessible, quand bien même elle serait dite : les images d’Isabelle, fragments bruts du monde, sont balayées aussi vite qu’on tourne une page dans le journal ; la confession écrite de Conrad est édulcorée par un pathétique acte de bravoure, celui d’avoir craché au visage de sa prof d’anglais, à qui il ne parvenait à dire autrement qu’il savait qu’elle couchait avec son père. Et sa grande émotion amoureuse se résumera à un filet d’urine courant sur le béton d’une sortie de garage.
Les cadres sont étudiés, souvent saturés de droites et la photographie glacée, de cette propreté un peu trop nette pour être honnête. La vérité, c’est celle d’une famille doublement abandonnée : à de multiples reprises par une femme libre, éperdue d’aller capter les vibrations du globe, et définitivement, lorsqu’elle prend conscience de ce que sa vie n’est qu’un jetlag continu. Ni avec eux, ni sans eux.
Le pessimisme n’est pas pour autant aussi radical que ne l’était celui d’Oslo, 31 août : parce qu’il s’attache à ceux qui restent, Trier ménage des échappées face à ce modèle aussi brillant qu’insoutenable que fut cette mère démissionnaire : modestes, maladroites, cabossées, certes, mais d’une cellule qui tient malgré tout, et qui semble s’affranchir de certains barreaux dans la séquence finale.
En parvenant à dresser ce portrait touchant de ceux qui ne savent pas faire avec la vie telle qu’elle s’impose, en évitant les travers du coaching pour famille sur divan, Trier touche juste, obtient le meilleur de ses comédiens et offre un nouveau chapitre à une filmographie qu’on espère à l’avenir du même acabit.

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Psychologique, Adolescence, Famille, Portrait de femme et Vus en 2015

Créée

le 27 déc. 2015

Critique lue 2.4K fois

67 j'aime

2 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.4K fois

67
2

D'autres avis sur Back Home

Back Home
Evalia
10

Le fantôme aux cicatrices

Après Reprise et Oslo, 31. august, Joachim Trier, réalisateur norvégien nous offre son troisième long-métrage, et marque sa première exportation Outre-mer. Dans Louder than Bombs, il peint un drame...

le 4 déc. 2015

23 j'aime

Back Home
Fritz_Langueur
8

La mort lui va si mal...

La sélection du Festival de Cannes 2015 comptait dans ses rangs quelques uns des plus beaux films de l’année, dont trois, ayant pour thématique le deuil, se détachent des tous les autres. Après «...

le 15 déc. 2015

17 j'aime

2

Back Home
Plume231
6

Retour à la vie !

Ce troisième film confirme ce que les deux premiers (donc Nouvelle Donne et Oslo, 31 août !) disent de l'univers de Joachim Trier, à savoir qu'il est attiré vers les thématiques de la dépression et...

le 4 oct. 2021

16 j'aime

4

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53