Il est de ces œuvres qui auraient dû ne jamais voir le jour et qui, par des circonstances inattendues, parviennent à finalement prendre vie. C’est le cas de ce Barry Lyndon, qui aurait du être, à l’origine, le fameux Napoléon de Kubrick, un des projets qui tenait le plus au cœur du réalisateur. Mais l’époque et les moyens en ont décidé autrement. Passer à côté des œuvres de Kubrick est quasiment impossible. Souvent cité comme étant l’un des meilleurs réalisateurs de l’histoire, celui qui a aussi été un des enfants terribles du septième art dispose d’une filmographie qui parle pour lui. Généralement, 2001 : L’Odyssée de l’Espace, Orange Mécanique et Shining sont citées comme étant ses œuvres majeures, aux yeux d’un public qui a osé s’atteler au visionnage de ces films généralement considérés comme étant tortueux et difficile à s’approprier. Je n’irai pas contre l’opinion générale en disant également qu’il s’agit de grands films. Mais il y en a un, au milieu de ces trois qui, à mes yeux, parvient à les surpasser sans, pour autant, faire beaucoup parler de lui : Barry Lyndon.
Difficile de savoir par où commencer pour parler de cette fresque historique de trois heures, réputée aux yeux de beaucoup pour sa capacité à frôler la perfection, et rejetée par d’autres par sa lenteur et sa longueur. Le film se scinde en deux parties. La première s’intéresse à Redmond Barry, jeune irlandais idéaliste, penaud, découvrant l’amour, et confronté à une première trahison quand sa dulcinée lui tourne les talons pour s’attirer les faveurs d’un capitaine britannique, promesse d’une sécurité financière certaine. Après un duel face à ce même capitaine, remporté par Barry, ce dernier doit mener une vie de vagabond, qui le mènera à s’enrôler dans l’armée britannique, puis dans l’armée prussienne suite à une première désertion et, enfin, à de nouveau s’enfuir pour vivre une vie de jeux qui lui permet de fréquenter l’aristocratie. La seconde partie débute avec son mariage avec la toute nouvellement veuve Lady Lyndon, et l’accession de Barry à une vie de faste et d’opulence, manifestant sa réussite dans la vie et, pourtant, qui lui apportera bien des chagrins.
Tout le film s’articule autour de l’accomplissement de son personnage principal, ses gloires et ses déboires, au travers d’une intrigue qui s’intéresse aux hautes strates des sociétés occidentales lors de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce (bref) postulat de base aurait tout pour être banal, si Kubrick n’avait pas pris un malin soin à en faire une véritable œuvre complète et on ne peut plus ambitieuse. Il ne s’agit pas pour le réalisateur de simplement raconter une histoire se déroulant au XVIIIe siècle, mais bien de la contextualiser au maximum pour réellement nous donner la sensation d’être projetés à cette époque.
Ce que l’on retient surtout de Barry Lyndon, c’est sa forme. Rarement un film n’a été aussi agréable à regarder, aussi soigné dans sa réalisation, et immersif. Chaque plan est empreint de poésie et dégage une beauté rare, grâce à la volonté même de Kubrick de n’utiliser tout au long de son film qu’une lumière exclusivement naturelle. Les superbes décors irlandais, colorés et grandioses, saisissent et fascinent le spectateur. De plus, la plupart des scènes ont été tournées en début ou en fin de journée, permettant de baigner le film dans une atmosphère particulière, à la fois lointaine et mélancolique. Une nouvelle fois, l’opposition entre les deux parties du film se ressent sur le choix des décors. La première met en scène de grands espaces, quand la seconde nous renvoie à des scènes d’intérieur, plus intimistes. Dans tous les cas, ce qui saisit le spectateur, c’est cette esthétique particulière, faisant de Barry Lyndon une sorte de peinture vivante.
L’esthétique naturaliste de Barry Lyndon, nuancée par des teintes froides, emprunte au néo-classicisme de la fin du XVIIIe siècle. L’utilisation de lumières déclinantes ou émergentes (aube et crépuscule) permettent d’associer teintes froides et chaudes pour un rendu de prime abord certes très beau, mais surtout mélancolique et poétique. Quand, aux XVIe et XVIIe siècles, le baroque, aux teintes chaudes et pourvoyeur d’œuvres grandiloquentes, symbolisait une période menée par l’absolutisme et la suprématie de la couronne, le néo-classicisme manifestait une transition, un rejet de cette époque, menant à terme au romantisme du XIXe siècle. Or, dans Barry Lyndon, Kubrick veut surtout mettre en avant une aristocratie et une noblesse balbutiantes, fausses et désuètes. De cette manière, le réalisateur alimente le fond de son œuvre avec sa forme, pour développer encore plus son authenticité.
Pour développer encore plus l’aspect authentique de son travail, Stanley Kubrick utilisa uniquement de la lumière naturelle, qu’il s’agisse des scènes en extérieur, que des scènes en intérieur. Au-delà des aspects techniques très ardus que cela a pu impliquer pour l’équipe de techniciens, cela entre une nouvelle fois dans la démarche du réalisateur d’intégrer son film dans l’atmosphère de l’époque. Cela se constate notamment lors des scènes uniquement éclairées à la bougie, créant une ambiance feutrée tout à fait digne de peintures d’époque. Le parallèle entre le film et la peinture se ressent ainsi en permanence, mais dans une dimension plus large, on peut considérer que Barry Lyndon se situe à la croisée des arts.
En effet, tout d’abord, le spectateur est accompagné tout au long du film par une voix off narrant les éléments-clé de l’intrigue et les ellipses, permettant ainsi de raccourcir les dialogues, mais aussi d’accélérer le déroulé du film. La voix décrit les situations et, souvent, les anticipe, suscitant l’attention du spectateur pour la scène à venir. Cette démarche, au-delà d’être ici judicieusement employée, renvoie aux codes de la littérature, et donne au spectateur la sensation de lire un livre, tout en voyant les scènes se dérouler sous ses yeux. Pour accompagner son récit, Kubrick fait, comme à son habitude, appel à des morceaux de musique classique. Une nouvelle fois, il fait le choix d’employer des morceaux du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle dans son film, nouvelle preuve de la volonté de Kubrick de contextualiser au maximum son film au sein de l’époque durant laquelle il se déroule. Ainsi, troisième, sixième et septième art se mêlent pour créer une harmonie parfaite et faire de Barry Lyndon une œuvre réellement complète.
Bien sûr, Barry Lyndon n’est pas un film qui ne s’apprécie que par sa forme. C’est aussi une histoire dramatique forte et tragique dont se dessinent, au fil de l’intrigue, les fatales issues. Comme dit précédemment, c’est l’histoire d’un jeune homme intègre, humble, plein d’ambition et de bonne volonté, qui part en quête de réussite suite à la trahison de son entourage. L’ascension et la déchéance de ce personnage ordinaire ne sont pas sans rappeler des thématiques déjà soulevées dans Les Sentiers de la Gloire, du même Stanley Kubrick. Si l’attitude enjouée de Barry au début du film, soutenue par une musique aux mélodies et instrumentalisations celtiques, présage une belle aventure, il en ira finalement tout autrement. Rapidement confronté à la corruption au sein de l’armée, Barry comprend que l’idéal qu’il avait du succès n’a rien de glorieux, et qu’il faut être capable des pires bassesses pour parvenir à atteindre les plus hautes strates d’une société elle-même à bout de souffle.
Une nouvelle fois, cette évolution est soutenue par l’imagerie du film ainsi que les musiques qui l’accompagnent. L’esthétique très naturaliste du début du film laisse rapidement place à des tableaux plus froids, mélancoliques, accompagnés de mélodies plus solennelles, symbolisant ce passage d’un monde plein d’espoir, à une résignation et une morosité étouffantes. Enfin parvenu à ses fins, là où il devrait trouver tout le bonheur qu’il recherchait, Barry n’est finalement plus que l’ombre de lui-même, et l’incarnation même de ce qui l’abhorrait tant au début de l’histoire. Se jugeant bafoué par la femme qui lui était promise, partie pour un riche capitaine d’armée, il épouse une comtesse veuve et, dans un sinistre jeu de miroirs, se retrouve pris au piège d’une triste ironie.
Ce cheminement arriviste vers la noblesse dénonce toute l’absurdité de celle-ci. Issue de la chevalerie médiévale, acquise il fut un temps sur le champ de bataille, la noblesse de la fin du XVIIIe siècle n’est plus que pitreries et faux-semblants. A priori régie par des codes précis permettant de s’en montrer digne, elle n’est en réalité qu’affaire d’argent et de messes basses. La transformation de Barry s’en avère d’ailleurs radicale. Amoureux transi au début du film, il devient un mari glacial et frivole n’ayant quasiment aucune considération pour son épouse. Celle-ci, apparaissant pour la première fois à la lumière des bougies, est l’incarnation d’une beauté inaccessible, transformée en un simple rouage d’une vaste machinerie aristocratique. Si l’attitude de Barry envers sa femme semble tout à fait intolérable et révoltante, ne sommes-nous pas par la même occasion en droit de nous interroger sur la vraie nature du mariage entre Lady Lyndon et Sir Charles Lyndon, dont la différence d’âge semble élever quelques suspicions ? Finalement, chacun se retrouve, à son tour, pris par le jeu des chaises musicales et de l’opportunisme.
Cette aristocratie gangrénée par les intérêts et les jeux de rôles semble enlisée dans une torpeur manifeste, jusqu’au moment où Barry, seule personne vraisemblablement non noble de naissance, ou n’ayant jamais totalement baigné dans l’aristocratie, est pris d’un accès de violence envers son beau-fils devant toute une assemblée. Là, les masques tombent : les dos se tournent à la vue de cet outrage, les amis de Barry le fuient, tout comme sa famille, hormis sa mère. Le grotesque de cette aristocratie se manifeste de manière très symbolique dans un dernier duel opposant Barry à son beau-fils, revenu pour le chasser de la maison Lyndon. Les règles du jeu sont absurdes, le décor, – une grange -, est en contraste total avec l’opulence à laquelle nous étions habitués. Chacun tire une balle à son tour, et dans un geste de maladresse, le jeune homme tire sur le sol, gaspillant sa chance. Barry, tenant alors son adversaire à sa merci, décide délibérément de tirer également par terre. Le beau-fils, auquel on offre de clore le différend, refuse alors, et tire dans la jambe de son adversaire.
Dans un geste de réelle noblesse, Barry se retrouve être la cible d’un geste de lâcheté, le condamnant à revenir à sa situation d’origine. Celui qu’on a appris à aimer lors de la première partie, et à craindre voire haïr lors de la seconde partie, met en lumière une vision de la noblesse devenue utopique : la noblesse ne provient plus du cœur ni de l’âme, mais bien de l’argent et des relations, et a été accaparée et irrémédiablement souillée par cette aristocratie ridicule qui tente de l’imiter. Le film se clôt alors que Lady Lyndon signe le versement d’une pension à Barry, datée de 1789, et s’affiche la phrase suivante : « It was in the reign of King George III that the aforesaid personages lived and quarrelled ; good or bad, handsome or ugly, rich or poor, they are all equal now » (en français : « Ce fut sous le règne du roi Georges III que ces personnages vécurent et se querellèrent ; bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux maintenant »).
Appauvrie par les dépenses de Barry, Lady Lyndon se retrouve avec un patrimoine et un cercle d’amis bien amoindri, tout comme son beau-fils. Barry, quant à lui, malgré son retour à une condition de roturier, bénéficiera à vie d’une grasse pension versée par son ancienne femme, lui permettant de mener une vie relativement aisée. Ainsi, au crépuscule du siècle, les personnages se trouvent à égalité, tant en termes d’argent, qu’en termes de morale. Les nobles ont prouvé leur bassesse, et les petites gens ont, en quelque sorte, prouvé leur noblesse. Pourrait-on voir dans cette dernière phrase et dans la date choisie pour clore l’intrigue une allusion plus ou moins directe à la Révolution Française et à l’abolition des privilèges et à la fin de la société tripartite ?
Barry Lyndon est un film magnifiquement complet. Ne se contentant pas de développer une intrigue historique, il permet au spectateur de plonger dans un pan de l’histoire grâce à une œuvre multipliant les références culturelles et artistiques, parvenant à se voir comme un film, à se contempler comme une peinture, et à se lire comme un livre. Malgré son rythme très lent, et son regard très contemplatif, le film n’a jamais éveillé en moi quelconque soupçon d’ennui. Si le visuel ne doit pas spécialement être considéré comme une priorité, il a quand même une grande part d’importance dans l’appréciation d’un film, et celui-ci figure sans conteste parmi les plus beaux que j’aie vus. De surcroît, le travail mené sur son esthétique ne vient jamais empiéter sur l’alimentation de son récit et permet de soulever une véritable problématique.
Il va sans dire que les films de Kubrick sont des immanquables, et que sa filmographie est aussi riche que la variété des films qui la composent. J’avais été saisi par la violence émanant d’Orange Mécanique, fasciné par 2001 : L’Odyssée de l’Espace et son aspect avant-gardiste, tenu en haleine par l’ambiance oppressante de Shining, et révolté par l’injustice des Sentiers de la Gloire. Mais, si tous ces films sont des incontournables, celui-ci semble bien être le plus complet et le plus abouti, et je conclurai en disant que, à mes yeux, le chef d’oeuvre de Stanley Kubrick, c’est bien Barry Lyndon.