À consommer en plusieurs fois, à la manière d'un calendrier de l'Avent, pour éviter l'indigestion. Afin de limiter les pistes, et pour ne pas multiplier les profils, l’examen s’intéressera majoritairement aux personnages de Batman, Superman et Spider-Man. D’autres exemples pourront bien entendu venir illustrer le propos si besoin. Ceci n'est donc pas une critique de Batman v Superman, lequel sert davantage de support à une réflexion générale quant à un genre tout entier.
À chaque décennie de cinéma son genre de prédilection. Les années 80 eurent la science-fiction, les années 60/70 le western spaghetti, les années 50 le film noir. Et que cela plaise ou non, force est de constater que les années 2010 sont régies par une même obsession : les super-héros.
Mais à être submergés par les nouvelles productions qui pleuvent sur les salles obscures chaque année, on en oublie de se questionner le pourquoi d’une réussite, d’une fascination, d’une attirance qui dépasse le simple cadre du divertissement. Car à l’heure de la société de consommation et de conformation, de l’aseptisation et du formatage, de l’anti-religion et de l’hégémonie scientifique, ce qui manque, c’est un retour à l’humain et à la possibilité d’une transcendance.
Préambule : les super-héros, un genre nouveau ?
Les premiers super-héros tels que nous les connaissons font leur apparition durant la première partie du XXe siècle – dont l’année 1938 marquera, avec l’avènement de Superman, un tournant décisif vers une popularisation qui ne cessera de s’intensifier. Pourtant, des récits de « super-héros », il y en a toujours eus : l’odyssée d’Ulysse, la légende arthurienne, les aventures de Robin des bois, etc. Car nos super-héros ne sont rien d’autre que de nouveaux héros légendaires, de nouvelles divinités qui, certes, n’ont pas la prétention d’imprégner aussi profondément notre vie quotidienne que Thor, Achille ou Hercule, mais se hissent en figures culturelles tout aussi prépondérantes. Bien qu’en mesurant la portée d’une telle comparaison, on pourrait tout à fait qualifier les comics d’aujourd’hui de mythologies modernes.
Le renouveau mythologique que le vingtième siècle met donc en place n’est pas étranger à son propre contexte historique. C’est dans l’entre-deux-guerres, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et à l’arrivée de la guerre froide que les super-héros se sont multipliés à grande vitesse. Sans doute était-ce une réponse au besoin de retrouver une forme de divinité, que l’horreur de la guerre avait rendue caduque, voire impossible. Sans doute fallait-il redonner à l’homme un espoir de dépassement, de grandeur, de transcendance du Bien. Sans doute fallait-il construire de nouvelles idoles que les nouvelles générations seraient en mesure de s’approprier, puisque c’est à elles qu’on assigna la tâche de bâtir un monde nouveau.
Les raisons de cette genèse sont innombrables, et tel n’est pas le sujet. Mais ce bref détour historique permet déjà de se rendre compte à quel point les super-héros, comme toute mythologie digne de ce nom, sont le reflet d’un monde à la fois réel et idéalisé. Les parallèles sociaux et politiques sont légion, et faire un constat d’un côté revient à constater la même chose de l’autre.
Et nous voici rendus à la question qui nous préoccupe aujourd’hui : comment penser la place de l’humain dans les films de super-héros ? En effet, difficile de ne pas constater que l’homme n’a pas ou peu de place dans les histoires super-héroïques, souvent relégué au rang de personnage-fonction, et pourtant toujours là d’une manière ou d’une autre… Comment l’expliquer ? Que dit alors un tel constat sur notre société, de l’autre côté de l’écran ? Est-ce un défaut à corriger, ou une caractéristique inhérente au genre lui-même ?
I – Une dualité intérieure
Qu’est-ce qui pousse un simple individu lambda à s’improviser super-héros ? Bien souvent, les super-héros sont avant tout des hommes qui, à un moment de leur vie, ont décidé de créer un personnage mythologique afin de servir une cause qui les dépasse – le Bien en soi – et que leur simple nature humaine ne suffit pas à défendre. Que ce soit Peter Parker qui, après le meurtre de son oncle, décide de combattre le crime pour empêcher d’autres innocents de partager un jour sa souffrance ; ou Bruce Wayne qui débarrasse les rues de Gotham de ses malfrats, sans doute par vengeance indirecte envers les assassins de ses parents ; ou encore Tony Stark qui profite de ses richesses pour combattre le terrorisme dont il fit lui-même les frais : tous ces hommes, et il y en a bien d’autres, ont senti le besoin d’agir à une échelle qui excédait leur vie singulière.
Mais pour cela, il faut que l’homme s’efface derrière le personnage, que le visage se cache derrière le masque : il faut devenir un anonyme, comme pour signifier que ce héros pourrait être n’importe qui, et de même que n’importe qui, s’il le souhaite, peut à son tour le devenir. Il faut que la contingence de l’homme, imparfait, singulier, historique, laisse place à la nécessité du héros, sa perfection, son universalité, son atemporalité, sa vérité.
L’exemple de Spider-Man est d’autant plus frappant, sur ce point, que Peter Parker ne fut pas le seul à endosser le costume, dans les comics mais aussi au cinéma dès le 12 décembre 2018 avec l’introduction de Miles Morales dans Spider-Man : New Generation. Le costume perdure, mais celui qui le porte est finalement interchangeable.
Lorsque le super-héros est de nature non-humaine, comme cela arrive parfois (Thor, Super-Man, Wonder Woman, etc), le chemin est en réalité inversé. Ces personnages-là existent en tant que contre-poids : ils surpassent infiniment le monde des hommes mais sont amenés d’une manière ou d’une autre à le protéger, à s’y intéresser et, en un sens, à le faire leur. Une façon de flatter l’homme, sûrement, en abaissant ces « dieux » à des enjeux et problématiques très humaines.
Nous avons donc, d’un côté, des êtres humains qui cherchent à se diviniser (ou le sont malgré eux), et, de l’autre, des quasi-divinités qui recherchent une forme d’humanisation rédemptrice. Si l’un et l’autre sont donc objet à la fois de quête et de fuite, c’est qu’humain et divin (ou super-héroïque) ne peuvent être dissociés. Ils doivent cohabiter. Humain et super-héros sont les deux versants d’une même pièce, deux pôles qui cristallisent chacun de leur côté forces et faiblesses.
Dès le départ, l’enjeu pour le protagoniste sera de trouver un équilibre entre ces deux facettes en tension constante ; cela passera souvent par un dédoublement de la personnalité, faute de conjonction : une vie humaine de journaliste, dans l’anonymat de la foule, et une vie super-héroïque de justicier, derrière l’anonymat du masque. Que ce soit chez l’homme fait super-héros ou chez le super-héros né qui veut être homme, il y a une volonté de se cacher, de dissimuler sa nature surnaturelle de peur d’être rejeté. On a là un questionnement évident quant au conformisme, à la société où l’extra-ordinaire est mal vu, où comme Les Indestructibles l’on essaie de paraître « normal ».
II – Un antagoniste, ou l’homme qui voulait jouer au dieu
Aussi la différence entre le super-héros et le vilain réside-t-elle justement dans le maintien ou non de cet équilibre fragile entre normalité et exception : le vilain sera celui qui délaisse entièrement son humanité pour se noyer dans l’ivresse de ses « pouvoirs » (surnaturels ou pas).
Dans Spider-Man 2, le docteur Otto Octavius est un personnage sain d’esprit et bienveillant, et qui voit même dans les neuro-sciences une manière de venir en aide à l’humanité. Mais plus il s’aliène dans ses technologies et ses ambitions personnelles, plus il délaisse cette part d’humanité au profit de son Octopus. En fait, c’est lorsqu’un personnage perd son humanité qu’il décide de s’en prendre à elle, comme par jalousie et frustration de ne pas avoir su en jouir.
Le Joker est sans doute le parangon du vilain ; et c’est bien parce qu’il n’a plus rien d’humain, pas même le visage, dérobé sous un maquillage indélébile. Il représente le chaos, le nihilisme, l’homme qui se prend pour dieu et s’amuse à maltraiter ses créatures. Au-delà de toute morale, il semble indifférent quant aux conséquences de ses actes, et, surtout – et là est le plus irrationnel et terrifiant –, il n’a pas de but précis (quand la plupart des antagonistes cherchent le profit financier, la vengeance, le pouvoir politique, etc).
Le basculement, pour ces personnages, est évidemment une réponse à un mal-être social. Dans Les Indestructibles, Buddy alias « Syndrome » devient méchant à cause de l’humiliation et de la jalousie causées par M. Indestructible étant enfant. Cet exemple parmi tant d’autres montre à quel point c’est aussi afin de masquer leurs faiblesses, leurs fêlures humaines que ces vilains s’enferment dans leur personnage. Comme une réponse à la non-acceptation de leur différence autrefois, par l’affirmation exacerbée d’une singularité et d’un égoïsme volontairement caricaturaux. Puisque personne n’a voulu d’eux sans masque social, mais pour ce qu’ils étaient réellement, ils feront de ce moi intérieur rejeté un nouveau masque qu’ils visseront directement à leur tête pour ne plus en être séparé.
Chez les vilains comme chez les super-héros, l’humain est encore une fois un point de départ, et, sinon une finalité, au moins une obsession plus ou moins refoulée. Dans leur cas, le masque n’est plus une protection de leur humanité, mais sa disparition la plus totale.
III – Une famille, un amour, ou le super-héros ramené à son humanité
Si le super-héros peut avoir des origines extra-terrestres, son entourage, au moment où il devient véritablement un justicier, est presque toujours fait d’êtres humains. Dans Man of Steel, la famille est ce que Superman a de plus cher : c’est elle qui l’a recueilli et accepté, qui connaît son identité véritable et le considère comme son égal. Même un dieu comme Superman a besoin d’être ramené à des passions humaines, à des émotions, à une fragilité. Pourquoi ? Pourquoi son père adoptif joue-t-il un rôle si important ?
C’est qu’il faut, pour le spectateur, un point d’ancrage qui permette de s’identifier au héros sans que cette identification paraisse impossible. En effet, c’est une manière de flatter l’ego de l’homme : d’un côté, ce dieu n’est pas parfait et présente les mêmes faiblesses que lui, de l’autre, c’est un signe de grandeur que d’être source d’intérêt et même d’amour de la part d’un être aussi exceptionnel. Il y a donc abaissement du divin et élévation de l’humain, parce qu’il faut que l’homme (et le spectateur) se sente toujours l’enjeu principal de l’histoire tout en délégant la tâche à une entité supérieure qui n’en est pas moins une extension de lui-même. Car en rattachant ces super-héros à des cercles familiaux, à des amours humaines, on crée une filiation qui désacralise leur personnage. Ainsi Mary Jane incarne-t-elle la jeune fille a priori lambda que le destin lie à Spider-Man, façon de montrer que rien n’est impossible et que le monde des super-héros n’est pas si étranger au nôtre, que l’extra-ordinaire est à la portée des gens les plus normaux. Créer des passerelles entre humains et super-héros, là est la clé.
Preuve de ce besoin d’attache humaine, le cas Batman. Batman v Superman débute sur la cultissime scène du meurtre de Thomas et Martha Wayne, sorte de péché originel dont Bruce serait le fils déchu. Là est la source de tous ses tourments, le manque de famille, qui assure de l’autre côté la stabilité d’un Superman plus humain que nature. Le paradoxe est là : Clark Kent n’est pas un homme, et pourtant il est le plus « humain » dans son comportement, sa morale, son rapport à autrui ; Bruce Wayne est un homme, et pourtant il est le moins « humain » en tant que sociopathe, justicier violent à la morale douteuse, égocentrique et hanté. Le film en question joue d’ailleurs tout du long sur ce paradoxe entre l’homme déshumanisé (Batman) et le dieu humanisé (Superman), dimension fondamentale traitée avec brio, et qui trouvera conciliation dans la figure maternelle des deux Martha.
IV – Une foule, ou la disparition de l’individu
De la même manière, Batman cherchant à tuer Superman est le symbole d’une société spirituellement décadente, qui veut tuer les idoles, tuer les dieux, pour ne plus croire qu’en l’homme lui-même. Là encore, drôles d’échos avec notre société contemporaine. Les bains de foules auxquels s’adonne Superman, l’érection d’une statue à sa gloire (plus tard détruite matériellement comme symboliquement), ses apparitions providentielles depuis les cieux ou encore la tragédie de sa « mort » sont autant de façons d’illustrer l’avènement d’une culture de masse qui peut passer de l’adoration à la haine en peu de temps.
Car dans les films de super-héros, hormis quand il s’agit de proches du protagoniste, les hommes en tant qu’individus singuliers ont quasiment disparu. Ce sont des masses informes, des foules numérisées qui servent de victimes collatérales aux jeux du cirque divin qui se déroulent au-dessus de leur tête. Comment peut-on avoir de l’empathie pour ces milliards d’êtres humains volatilisés en un claquement de doigts, à la fin d’Avengers Infinity War ? Ces gens, on s’en moque parce qu’on ne les connaît pas, et on ne les connaît pas parce qu’on ne les voit pas. Ils sont un éternel arrière-plan servant de décor à des combats titanesques (les super-héros sauvent le monde, d’accord, – mais pourquoi ?). On a du mal à prendre la mesure des pertes humaines, qui sont souvent innombrables dans ces films, en ce que les super-héros sont davantage tournés vers leurs intérêts personnels (sauver un être aimé, capturer un ennemi) que vers l’intérêt général de l’humanité à proprement parler – qu’ils sauvent d’une pierre deux coups, mais par procuration.
Conclusion :
La disparition de l’homme en tant qu’individu au profit de la culture de masse est un constat que beaucoup de sociologues et philosophes ont fait depuis plusieurs décennies déjà. Mais avec le recul de l’influence religieuse, il faut trouver de nouvelles figures auxquelles s’identifier : les super-héros. À la fois universels en tant qu’ils hyperbolisent des traits fondamentalement humains, et singuliers de par leur caractère et leurs histoires propres, ils incarnent pour l’humain la possibilité – moderne – d’un salut. Motifs d’espoir et d’admiration, leur succès s’explique aussi par leur proximité avec notre monde, proximité permise par leurs nombreuses faiblesses et liens humains qui les étreignent. Leur succès semble donc moins cinématographique (quoiqu’ils assurent parfois un divertissement réussi) qu’inconsciemment social et politique.
Si The Dark Knight de Christopher Nolan ou Watchmen de Zack Snyder ont prouvé que le genre super-héroïque pouvait accoucher d’œuvres cinématographiquement maîtrisées, leurs successeurs ont depuis une dizaine d’années eu plus de mal à se montrer à la hauteur – sauf peut-être Batman v Superman, justement, qui à défaut d’être irréprochable en terme d’écriture et de réalisation s’avère des plus passionnants dans ses thématiques et symboliques, lorsqu’on prend le temps de l’analyser, car il cristallise à lui seul la plupart des réflexions fondamentales esquissées ici quant à la place de l’humain.
Si avec la prolifération des super-héros sur grand écran depuis quelques années, et l’indigestion qu’elle entraîne chez plus d’un spectateur, ce genre semble s’essouffler cinématographiquement, il n’en demeure pas moins éloquent sur notre rapport à la mythologie, aux légendes, et, en un sens, à la religion. Batman, Superman et Spider-Man n’ont peut-être plus rien à montrer, mais toujours beaucoup à dire.
[Article à retrouver sur LeMagduCiné]