Comment aborder un chef d’œuvre ? Qu’est-ce qui fait son unicité ? Enfant, j’ai été enthousiasmé par L’île sur le toit du monde, Le jour le plus long, L’empire contre-attaque ou Les Aventuriers de l'arche perdue, autant de merveilleux souvenirs, mais leur charme a tôt fait de s’évanouir, la fascination a disparu. Hier soir, j’ai revu Blade Runner : trente-cinq ans après, le plaisir est intact.
J’avais seize ans lors de notre première rencontre. J’ai assisté à une enquête de mon héros Harrison Ford. Hans Solo traquait de méchants androïdes. Entre deux missions exotiques, Indiana Jones jouait aux redresseurs de torts à Los Angeles. Il se forçait à paraître sérieux. À son tremblement de fossettes, je le devinais amusé par notre surprise. J’ai adoré la ville tentaculaire, l’ambiance glauque, les éclairages nocturnes, l’omniprésence de la pluie et de la publicité, la foule sale et appauvrie, la sublime musique de Vangelis. Scott parvient à nous immerger dans sa cité des anges déchus par de simples et brèves prises de vue nocturnes de maquettes électriques. Les autres séquences forment une longue série de huis clos dans le commissariat sale et poussiéreux, l’appartement étonnamment cossu du flic Rick Deckard, la boite de nuit, le laboratoire d’Hannibal Chew, l’antique immeuble de J. F. Sebastian, le palais d’Eldon Tyrell.
Puis, j’ai vieilli. J’ai replongé, à plusieurs reprises, dans l’histoire du chasseur de réplicants. J’ai médité sur Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques du maître Philip K. Dick. L’histoire a pris une forme différente. Indiana Jones a cédé sa place à un héros de polard, digne émule des meilleures créations de Dashiell Hammett ou de David Goodis. On ne rit plus. On tue, on peine, on doute.
Les Nexus 6 de Tyrell corp sont des androïdes parfaits ; supérieurs physiquement et, pour certains, intellectuellement aux humains ; voués à l’exploration spatiale, aux tâches dangereuses ou impossibles. Génétiquement augmentés, ils supportent des variations de températures colossales. Dépourvu d’émotions, la durée de vie de ces esclaves est limitée, par prudence, à quatre ans. Six Nexus se sont révoltés et ont tué leurs maîtres. Signalés sur Terre, une unité de police est chargée de leur exécution, on ne tue pas une machine, on la retire du service. Deckard est l’as des Blade Runners.
Jusqu’à son interrogatoire, la secrétaire particulière de M. Tyrell, la belle et froide Rachel, ignorait être un androïde expérimental, car doté de souvenirs factices. Troublée, elle fugue et se retrouve, de facto, cible offerte aux Blade Runners.
Deckart enquête, combat et “retire“ les Nexus. Il court, saute, tire, encaisse les coups sans faiblir. Le voici acculé sur le toit, par Roy Batty. Roy est interprété par un Rutger Hauer transcendant : “ I've seen things you people wouldn't believe. Attack ships on fire off the shoulder of Orion. I watched C-beams glitter in the dark near the Tannhäuser gate. All those moments will be lost in time, like tears in rain. Time to die. » Roy cherchait à vivre, à repousser l’échéance fatale, or ce n’est point possible. Il a vaincu Deckard, mais l’épargne. Pourquoi ? Ce ne peut pas être un simple happy end imposé par un producteur apeuré… Roy gracie Deckard. Pourquoi donc ? La question me taraude depuis vingt ans.
Voulait-il juste connaître son père afin de le tuer ? Interdire toute production de Nexus 6 et demeurer le dernier de la lignée ? Souhaite-t-il laisser un témoin de sa courte, mais fabuleuse, destinée ? A-t-il identifié en Deckard un frère ? Est-il submergé par ses émotions ? Les policiers brillent par leur froid détachement, les ingénieurs par leur curiosité distante, Tyrell par son orgueil démesuré, la foule par son indifférence face aux violences policières. Seuls Rachel et Roy sont capables de s’émouvoir, de pleurer, d’admirer, d’aimer et de pardonner. Sommes-nous tous des robots ? Merde.
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