Le titre du film, Carol, est emblématique de la nouvelle œuvre de l’américain Todd Haynes : concis, ce prénom qui claque tout seul au vent annonce appelle immédiatement les réflexions : l’absence d’un nom de famille distingue le personnage en tant qu’individu. Carol est le sujet du film, aussi bien comme femme amoureuse que comme femme aimée. De fait, ce sont les points de vue personnels des deux protagonistes qui seront suivis ici, davantage qu’une étude de société, alors même que la matière existe.


Réalisé plus de 13 ans après Loin du Paradis, un film dont on pourrait croire qu’il est la redite, si on n’y regardait pas de plus près, Carol est en réalité aussi différent de son prédécesseur que leurs thèmes sont proches. Dans Loin du paradis, où Todd Haynes traite une double transgression des règles de la « bonne » société WASP des années 50 (voir la critique ici), le ton est dans le plus pur style de Douglas Sirk : thème de l’opposition, traitement mélodramatique, couleurs vives et saturées (automne flamboyant, costumes roses et rouges à foison), toute l’esthétique sirkienne en somme, comme rappelé ici.
Rien de tel dans Carol. Ed Lachman, le chef opérateur attitré de Todd Haynes, opère un virage sur l’aile avec au contraire une douceur de velours qui patine l’image, et 50 nuances de gris et de vert pour la gamme de couleurs, ponctuées ici et là d’un rouge sublime, aussi bien dans le décor, que dans les étourdissants costumes de Sandy Powell. Carol est un film du début des années 50, dans l’immédiat après-guerre triste et encore couvert de grisaille, et Loin du Paradis est situé un peu avant les années 60, pas très loin des années pop, et tout sépare ces deux films. Tout, sauf le talent de Todd Haynes, artiste mais aussi artisan d’un cinéma plein de rigueur.


Carol (Cate Blanchett) est une très belle femme de la haute bourgeoisie de l’Est américain, du New-Jersey plus précisément, la mère d’une adorable petite Rindy, la future ex-femme de Harge (Kyle Chandler, l’éternel second couteau du cinéma américain qui pourtant fait le job très convenablement) qui ne veut pas lui rendre sa liberté malgré un mariage sans amour. A l’approche de Noël, elle part à la recherche d’un jouet pour sa petite fille dans un grand magasin. Elle y est servie par Therese (Rooney Mara), une jeune femme taciturne qui l’oriente vers un train électrique plutôt que la poupée dont le modèle voulu par Carol est épuisé. Carol oublie ses gants sur le comptoir, peut-être de manière intentionnelle, et ce sera pour les deux femmes l’occasion de se revoir, et de se revoir à plusieurs reprises.


Tout est dit dans cette scène. Le regard, d’abord celui de Therese qui remarque cette femme majestueuse dans son vison, une blonde sculpturale qu’elle regarde comme si c’était une apparition ; un regard intense qui accroche à son tour celui de Carol, et l’immense talent des deux actrices installe immédiatement l’évidence : l’alchimie, l’attraction irrésistible, qui fera dire à Carol plus tard à propos de Thérèse qu’elle est « tombée du ciel », comme un ange ou comme la foudre. Comme le dit Todd Haynes lui-même, quoi de plus foudroyant que de tomber amoureux et se trouver à la merci d’un inconnu que l’on veut connaître de toutes ses forces… Carol est un film subtil, et il y a encore beaucoup à voir dans cette scène, comme par exemple le choix du train électrique comme jouet pour une petite fille dans l’Amérique des années 50, un choix qui n’est pas de la part de Todd Haynes, un cinéaste ouvertement gay sans forcément être dans une posture militante (ce train électrique n’existe pas dans le livre de Patricia Highsmith , The Price of Salt). Enfin, le choix de mettre en avant les gants dans cette scène installe d’emblée la tension érotique qui existe entre ces deux femmes, une tension que le cinéaste emmène lentement mais sûrement vers son explosion, à commencer par un baiser qui a attendu patiemment son heure et qui sonne presque comme une délivrance aussi bien pour les personnages que pour les spectateurs.


Le scenario de Phyllis Nagy, basé donc sur un roman atypique de Patricia Highsmith (initialement publié sous le pseudonyme de Claire Morgan), en est une adaptation plutôt fidèle, y compris dans les silences du film ; beaucoup de choses passent par le non-dit, et à ce titre, le film est assez sensoriel : l’essentiel est dans la gestuelle des actrices, notamment pour traduire la violence de l’attirance mutuelle qu’éprouvent les deux femmes. Le roman est écrit du point de vue de Therese, l’alter ego de Patricia Highsmith, mais le film de Todd Haynes adopte, selon le cinéaste lui-même, le point de vue de « la plus amoureuse, donc de la plus faible » : Therese d’abord, lorsque fascinée par Carol, l’amour d’une femme lui tombe dessus sans qu’elle sache même comment nommer ce qui lui est innommable, puis Carol ensuite, lorsqu’à la suite de divers évènements, elle est contrainte de faire des choix de vie, y compris vis-à-vis de Therese.


Carol est une une réussite, un film façonné sur un long terme (Phyllis Nagy a entamé ce scénario plusieurs années auparavant), avec la présence de deux excellentes actrices intensément habitées par leurs rôles respectifs : Cate Blanchett d’abord, par ailleurs co-productrice du film avec son époux Andrew Uptown, est simplement époustouflante dans son savant mélange de braise et de glace  ; Rooney Mara, ensuite, choisie certainement pour la réserve habituelle dans son jeu, parfaitement adéquate à la Therese Belivet du début du film, mutique et timide, et qui se découvre graduellement pour devenir une femme plus sûre d’elle et de ses choix. Sa palette de jeux a été très justement récompensée à Cannes, et sa gestion impeccable de sa métamorphose nous fait totalement oublier Rooney Mara au profit de Therese, mais aussi au profit d’une certaine Audrey Hepburn dont elle reproduit par moments l’air mutin…


Aussi bien par la mise en scène que par sa beauté formelle rappelant certains tableaux d’Edward Hopper dont Todd Haynes est un fan, Carol est un des films les plus intéressants de ce mois de Janvier.

Bea_Dls
9
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le 15 janv. 2016

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Bea Dls

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