Il est des films plus exigeants que d’autres, et Apichatpong Weerasethakul est indéniablement de ces cinéastes dont l’œuvre puissante, convaincue et singulière suppose un véritable lâcher prise du spectateur.


Cemetery of Splendour, plus encore que Tropical Malady, n’est pas un film à mettre entre toutes les mains. Sa lenteur, sa fixité obsessionnelle (la caméra doit bouger quatre fois, de quelques centimètres seulement, sur plus de deux heures) l’absence de linéarité du récit ont tous les contours du monde onirique, ou de cette hyper conscience que procure l’hypnose : reste à savoir si on jouera le jeu. L’ennui, ou la gêne, voire la résistance guettent au détour de bien des séquences, étirées au-delà du raisonnable, similaires à Gerry ou aux Harmonies Werckmeister : vécues comme des expériences limite qui déroutent, elles contiennent aussi la promesse d’épiphanies visuelles.


Il faut accepter de ne pas comprendre : ces hallucinations, cette cellule dans le ciel, cet homme qui défèque devant nous, cette instabilité constante entre le monde du réel et les visions rêvée, voire verbales.


De la même façon que le sommeil s’impose aux personnages, l’œuvre se pose et nous éprouve. La tentation d’intellectualiser est grande, et c’est peut-être encore une erreur, un réflexe de cinéphile européen qui voudrait pouvoir tout circonscrire. De cette culture thaïlandaise, de cet animisme si mystérieux, on ne détient aucune clé. Et puisqu’on est face à film, puisqu’il est question de visions, regardons.


Tout est là, semble-t-il : dans l’image ; comme le dit l’exergue de La Vie Mode d’Emploi de Georges Perec citant Michel Strogoff : « Regarde, de tous tes yeux, regarde ». Dans ces plans à la composition parfaite, tout se tient, tout semble faire sens, quand bien même on ne saura donner un nom à ce propos. L’obsédante rotation des ventilateurs répondant à la ritournelles d’étranges machines aquatiques, la terre qu’on creuse et l’air qui circule, la lumière dans les feuillages ou la forêt dans l’encadrement d’une fenêtre. Weerasethakul découpe le monde en tableaux qu’il nous invite à regarder jusqu’à les déréaliser. Alors surgit ce qu’on n’attendait plus : une larme, une érection, l’irruption d’une beauté nouvelle.


Sur bien des points, on peut assimiler Cemetery of Splendour à une installation d’art contemporain : c’est particulièrement le cas dans les nombreuses séquences de luminothérapie aux couleurs changeantes, et à ce raccord démentiel sur des escalators aux directions multiples, instant de grâce qui n’aurait peut-être pas la même valeur s’il n’avait été immergé dans une telle lenteur, une aussi âpre invitation à la contemplation.


A nous de voir, donc. Ouvrir les yeux avec une telle insistance physique, comme le préconisent explicitement les personnages, et ce que fait l’une d’eux dans le dernier plan, ou se raidir et plisser les paupières pour se protéger de ces fulgurances, qui peuvent éblouir au point de nous brûler la rétine.

Sergent_Pepper
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le 22 sept. 2015

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