Cemetery of Splendour s’inscrit dans la prolongation de l’œuvre de Weerasethakul. Continuité thématique, on y parle encore de maladie, d’hôpitaux, de croyances religieuses, de confrontation homme-nature, de confrontation tradition-modernité,…
Et continuité formelle : rythme lent et contemplatif, sensualité et douceur exacerbées, importance des sons naturels et de la lumière, percées d’humour, trivialité mêlée à la spiritualité,…
Le film, tout en exerçant le même pouvoir de fascination et atteignant la même dimension extatique que ses précédents, est cependant moins étonnant dans la forme que pouvaient l’être Syndromes and a Century ou Oncle Boonmee à l’époque. Rempli d’idées neuves fabuleuses, la narration y est peut être plus linéaire, plus apaisée, le cadre apparaît davantage défini. On est en terrain connu, mais le plaisir de se lover dans cet écrin magique est intact.


Cemetery of Splendour est construit autour de deux éléments principaux.
Le premier c’est le mouvement d’une pelle mécanique qui creuse tout autour d’une ancienne école transformée en petit hôpital de campagne et qui rythme la narration.
Cette image récurrente synthétise l’entreprise d’excavation que le cinéaste essaye de mettre en relief ici. Creuser d’abord dans l’optique de transformer le territoire, de révéler des couches, des portions d’histoire, ou d’en ajouter de nouvelles. Joe filme un petit coin au bord du lac de Khon Kaen en Isan, mais les couches, plutôt que de se juxtaposer, de s’empiler sans relation, s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement. Apichatpong possède ce pouvoir chamanique incroyable qui consiste à ouvrir le cadre vers une multitude d’horizons, de temporalités, d’univers parallèles, et d’ensorceler chaque élément qui le compose. Ce petit hôpital voué à disparaître, vers l’installation d’un probable centre commercial, et dans lequel sont actuellement accueillis des soldats victimes de la maladie du sommeil, était autrefois une petite école, où le personnage de Jenjira Pongpas, formidable actrice des films de Joe et qui tient son rôle le plus bouleversant ici, était élève. Plusieurs années auparavant, trônait ici un palais et surtout un cimetière de rois.
Dans un même plan, le cinéaste parvient à faire vivre et à faire communiquer ces différentes époques, mettant en relation les personnages qui voyagent dans l’espace et le temps, et présentant sur une même échelle le passé, le présent et le futur, indissociables pour parvenir à comprendre un lieu, un état politique, social ou humain.
Car creuser pour le cinéaste, c’est aussi creuser toujours plus loin la mémoire d’un pays ainsi que la mémoire de chaque individu qui peuple ce territoire. Faire resurgir les fantômes au détour d’un moindre recoin, d’un moindre élément. Une portion de jungle et les quelques ruines qui la jonchent sont soudainement filmées comme un palais luxuriant qui se tenait là auparavant, des princesses reviennent d’outre-tombe pour communiquer avec les vivants, un soldat se mute en ancien roi.
Apichatpong ne délaissant toutefois jamais la cocasserie de son cinéma mais en l’apposant à une gravité plus latente. Car à travers cette entreprise d’excavation, c’est aussi l’état d’un pays que le réalisateur essaye de comprendre. Ce lien qu’entretien la Thailande entre des traditions profondément ancrées et une modernité de plus en plus grandissante et envahissante. Ce contraste étonnant symptomatique à l’échelle du paysage et de l’humain. Mais aussi cette spiritualité et ce mysticisme très marqués liée au Bouddhisme, et quelque chose de beaucoup plus trivial : manger, déféquer, bander,… Ces contrastes étant toujours abordés avec une douceur extrême et un humour chaleureux.
Cette approche politique, qui n’est jamais frontale chez le cinéaste, beaucoup plus subtile, souterraine, habillée d’images ou de métaphores, est relayée par le deuxième élément principal du film : l’utilisation de la lumière.
Idée géniale autant sur le plan esthétique que symbolique, les soldats endormis subissent une thérapie qui consiste à une mise en lumière, ils sont en effet placés sous des tubes de néons qui changent progressivement de couleurs.
Ce procédé merveilleux va, lors d’une séquence incroyable, opérer son pouvoir sur le regard même du spectateur. Ce geste esthétique devient alors profondément politique, Weerasethakul dénonçant l’endormissement du peuple et stimulant le regard en mettant en lumière les troubles dissimulés de la société, et semblant dénoncer une pseudo dictature.
Ainsi, le film devient une réflexion passionnante sur le sommeil, Joe s’évertuant à plonger le spectateur dans un sentiment de narcolepsie rassurant, réconfortant, niché dans un nid douillet, avant de créer une vraie dynamique, un geste frondeur, une mise en lumière vers un réveil brutal.
Le regard vide et plein, plein de mélancolie et d’interrogations, de Jenjira qui conclut le film, devant une nouvelle appropriation du territoire : des enfants jouant sur le chantier de l’hôpital, en dit long sur le sentiment troublant qui semble animer, alors, le cinéaste, l’actrice, la Thaïlande.
C’est grandiose.

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le 31 mai 2015

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