On entre toujours un peu par effraction dans un film d’Otar Iosseliani, ne sachant pas vraiment ce que l’on va y trouver, mais avec l’espoir fort de pouvoir y chaparder, car on le connaît, quelques instants drôles ou déroutants, une vision à part portée sur notre monde, des pépites de cinéma « à l’ancienne ». Car Otar Iosseliani est un artisan, il recrée méticuleusement à l’écran les images, les séquences qui lui passent en tête et compose, dénués de tous oripeaux ou d’artifices bling bling, des œuvres très intimes et rares, tout aussi rares que sont sa pensée et son parcours. A 81 ans, il revient avec son « Chant d’hiver ». L’utilisation de l’adjectif possessif n’est pas neutre, le film apparaît non pas comme un film testament, mais plutôt comme une sorte de passage de relai adressé aux générations futures. Un message positif signifiant que l’on peut subir les affres de la dictature (il a été censuré par le régime soviétique et a du fuir la Géorgie), ne pas cartonner au box office, disposer de faibles moyens, être à contre courant, et réussir à réaliser son film. Ce possible, une fois encore il le prouve.
A l’image d’un Paradjanov, interdit de tourner et enfermé pendant 5 ans qui, pour compenser, effectuait des collages (« ses films compressés »), Iosseliani n’a de cesse de nous proposer son regard sur le monde sous forme fragmentaire, dont le seul lien ténu est l’absurdité contradictoire chez l’homme qui oscille entre le bien et le mal. Ainsi un concierge peut être bibliophile et fin lettré et vendre des armes pour financer ses achats de livres anciens, ou une vielle milliardaire ne retient de toute sa vie que son ardente passion pour un homme désœuvré. La multitude de situations qui se juxtaposent jouent sur ces dichotomies de la vie. Elles affichent également une certaine portée philosophique, du bien vivre maintenant au risque de perdre l’Eden (symbolique de la porte entre autre). Les occasions manquées sont des fautes lourdes chez Iosseliani.
On peut critiquer la forme du film, le rendu final des scènes de batailles est incertain (nous ne sommes pas dans une super production clinquante à la Spielberg !), il n’y a pas vraiment de logique d’ensemble, on ressent fortement un manque de budget et parfois l’action redondante affaisse le scénario de quelques longueurs monotones. Et pourtant, la magie opère pour qui se laissera aller à voir quelque chose de différent, être transporté dans un univers si particulier. Iosseliani, magnanime, échange toujours avec son public.
Il porte également un œil critique sur la société, même si quelque peu résigné désormais. L’existence peut basculer à tout instant, et faire d’un « prince » un mendiant au bandonéon (quelle joie de retrouver le tendre regard de Pierre Etaix), qui malgré ses nombreuses décorations et relations, sera chassé extra muros de Paris, comme nombreux de ses congénères SDF, et autres marginaux. Le pouvoir véreux (le préfet big brother), l’argent facile (prostitution, vol…), la guerre (ici à l’Est mais les images pourraient provenir de partout), la violence (le couple hurlant, le peintre des rues…) sont aussi autant de gouttes d’acides sur la pellicule. Elles entachent la douceur de vivre et dilue la poésie.
Loin d’être aussi anodin ou abscons (ce que d’aucuns diront) « Chant d’hiver » est un cri d’artiste, une sorte de graff sur notre mur du quotidien, une idée, une forme, un assemblage et l’on se met à réfléchir, ou plutôt à penser à ce qui enfin nous saute aux yeux. C’est un film éminemment personnel, un film en famille (on pense à celui de Goupil « Les jours venus ») où Iosseliani convoque son entourage, sa fille, ses potes (Gatlif, Etaix…) et surtout Rufus ! Ah Rufus, Comme à chaque fois il est magnifique ! Véritable icône du cinéma, du théâtre ou de la télévision sa silhouette longiligne et son visage de mime, ne cessent de nous émouvoir, nous surprendre. Il interprète ici plusieurs rôles dont la baron Balthazar qui, téméraire, refuse de quitter sa pipe alors qu’il va passer sur l’échafaud. Il est le symbole du film, c’est un résistant de la vie. « Chant d’hiver » est un film de résistance !
Bien malin qui pourrait dire quel sera le prochain opus du réalisateur, si tant est qu’il souhaite en tourner un. Mais, déjà, on se rassure, car cette forme de cinéma, un peu extrême, dans le sens où elle se situe hors du courant, a sa propre filiation, que ce soit avec un Roy Anderson, ou encore un Leos Carax, on sait désormais que jamais ne s’éteindra ce qui fait depuis toujours la force du cinéma, une lignée d’artistes bousculant notre monde bien pensant par une vraie magie cinématographique.
Iosseliani est heureux de son parcours, goguenard, il fait dire à Rufus dans une scène, « Nous nous sommes bien amusés, et aujourd’hui encore », ce sentiment est des plus communicatif. Merci à lui !