De l’importance d’un nouveau visionnage

Si j’avais écrit une critique à l’âge de 15 ans. Il s’agit de l’âge que j’avais lors de mon premier visionnage de Chatroom de Hideo Nakata. J’étais donc en 3ème, pile au cœur de l’âge adolescent et des problèmes propres à cette période. A l’époque, j’étais souvent en train de traîner sur le site tumblr.com à la recherche d’images et de textes complètement émos décrivant avec brio mon grand malaise juvénile. Dans mes fougueuses explorations, je suis tombée sur une série de gif montrant un jeune qui tente de se suicider en pleurant. Suicide, dépression, larmes étaient les principaux mots de mon vocabulaire pré-pubère alors j’ai cherché dans les tags, j’ai vu « #Chatroom » et je suis partie dans mon fabuleux navire Streaming. Vous visualisez tous bien le topo j’imagine. A cet âge donc j’aurais parlé d’un film qui dépeint la souffrance de la génération internet qui est parfaitement incomprise (que croyez-vous ?! à l’époque ce n’était pas aussi casual de rester des heures devant son écran ou même de se faire des amis « sur la toile »). J’aurais salué à quel point le film montre tous les profils d’adolescents en mal de vivre. On a le personnage principal malade de ressentiments envers des parents qui n’ont que trop mal gérés sa première dépression ; le jeune qu’on drogue d’anti-dépresseurs parce qu’on ne sait pas s’occuper d’une âme si seule ; la fille de riches qui n’est que l’outil de « bien paraître » de ses parents ; la bientôt jeune femme qui ne pense plus que par son physique, que par le prisme de la séduction et qui en devient jalouse et mauvaise tout en étant tristement complexée ; et enfin celui qui dans un cercle familial sain découvre malgré lui des désirs qu’il considère comme malsains alors qu’il rencontre l’attraction envers le corps féminin. J’aurais ainsi pu conclure que chacun peut se reconnaître ici, qu’on est tous l’un d’eux et que le réalisateur brasse en une galerie de personnages fascinants les déboires d’une tranche d’âge qui cherche à se comprendre tout en réussissant désormais à appréhender le monde dans ce qu’il a de plus cruel. Bien entendu j’aurais parlé des larmes, de l’émotion qui m’a transi devant. J’aurais évoqué Matthew Beard tout bonnement excellent dans le rôle de Jim, avec sa voix toujours sanglotante, fragile et déjà abîmée, avec ses expressions faciales perturbantes entre le mutisme le plus étrange et sombre, et la vulnérabilité la plus terrible et incurable. Quand on a 15 ans, qu’on est mélancolique et considérée comme une « nerd » qui s’est fait un tas d’amis à distance, on ne voit plus que ça, les personnages, la justesse de leurs problèmes, la boucle infernale qu’engendrent les déboires familiaux… On ne remarque pas l’aspect too much puisqu’à fleur de peau on vit tout un peu trop puissamment, on se sent aussi cassé que les protagonistes. Si j’avais noté ce film à l’âge de 15 ans, je lui aurais volontiers au moins mis la note de 9.


Si j’avais écrit une critique à l’âge de 18 ans. 18 ans c’est l’âge où on se sent un peu adulte, c’est l’année du bac, la veille des études supérieures, on se sent au-dessus de cet état adolescent rétrospectivement honteux. Alors bon, je m’implique dans senscritique, je note sans être grumpy mais faut aussi avoir l’air cool. « Oh je suis une semi-adulte maintenant, plus de photos en noir et blanc de stigmates de souffrances adolescentes sur mon tumblr mais des gif rigolos, des images de Batman et de belles photos colorées ». Donc, même si je l’ai acheté il y a 3 ans et que je l’ai vu pas mal de fois histoire de purger ma mélancolie en pleurant sur des dramas fictifs, je ne me rappelle plus si bien de Chatroom. Je n’ai pour souvenirs que les pleurnicheries, je revois une sorte de caricature « d’ado-dépressif ». Parce que le film que j’avais idéalisé ne me paraissait pas sans défauts. Appuyant trop lourdement sur le suicide, il en devient un peu trop forceur et dépeint malgré lui une image un peu trop sombre de ces « idiots d’adolescents » les confortant dans le « personne ne me comprend ». Mais je me souviens aussi d’une œuvre qui parle d’internet et des relations qu’il crée. Qui montre sa partie la plus sombre faite de harcèlements, de manipulations sur les esprits solitaires qui viennent y trouver refuge, mais qui parallèlement dévoile la possibilité d’amitiés, de relations, qui construit parfois une vie sociale virtuelle comme on l’aurait voulu, différente de l’irl. Nostalgique, je lui mets 7.


Maintenant que j’écris une critique à 20 ans. Je l’ai revu avec deux ans d’option cinéma en prépa dans mes bagages ainsi qu’une culture étoffée et une capacité d’analyse plus technique. Mon tumblr va bien même s’il prend parfois des allures « geek-hipsters » inquiétantes et non-désirées. Et je déclare officiellement que Chatroom est, selon moi, un film très intéressant. Sa mise en scène brillante mettant en contraste une réalité terne et désaturée à un monde virtuel fier de ses couleurs vives et éclatantes montre une œuvre qui va au-delà d’un teen-movie débordant de pathos. Hideo Nakata nous montre réellement la façon dont on peut percevoir internet, une porte de secours à l’allure luisante qui s’avère bien plus belle qu’un quotidien qu’on nous impose. Même si on peut s’y faire humilier, on aime y rester car c’est nous qui l’avons choisi et pas les autres. Le film ne tombe pas dans le cliché en ne montrant que des ados rebus qui se collent à leur écran pour « s’inventer une vie ». Au contraire, il se dégage des déjà-vus « geek » pour montrer des adolescents certes en souffrance mais avec de véritables amis. Ils ne sont pas tous « dépressifs », certains s’affichent comme réellement, si ce n’est heureux, du moins à peu près bien. Il pointe du doigt, peut-être parfois un peu maladroitement, la violence qui peut sévir sur internet avec une crudité qui est malheureusement beaucoup trop vraie (la room dans laquelle un seul enfant se fait hurler dessus par une foule d’ados est un bon exemple). Il fait d’internet un espace physique, un entrelacs de couloirs, un nid de portes derrières lesquelles et le « bien » et le « mal » peuvent se loger. Même s’il figure brillamment les dérives (excellente idée pour la pédophilie), il prouve que cela peut-être un lieu de rencontre où on peut parler librement de mal-êtres presque anonymement. C’est un film qui dénonce aussi, peut-être un peu trop sévèrement, la fermeture d’esprit des adultes vis-à-vis d’un média qu’ils ne comprennent pas et qu’ils condamnent par peur ou ne contrôlent pas assez par négligence. C’est aussi une œuvre sur la manipulation qui dresse le portrait de deux adolescents qui pourraient n’en être qu’un (analogie physique intéressante entre William et Jim), infestés de tristesse et de haine. L’un porte en lui une cruauté infantile et vengeresse, l’autre est fissuré par l’abandon et les conséquences liées au fait de grandir. Ainsi Chatroom c’est aussi un film sur les dangers inhérents à un âge aussi faible que fort, qui se laisse rabaisser tout en désirant montrer sa puissance. Ici, les adolescents sont Internet, cruels et serviables, solides et fragiles, incompris et pourtant si simples d’accès quand on s’y intéresse, dangereux et pleins d’innocence, et obsédés par le suicide, sujet ambigu et fascinant.


Chatroom, même s’il flatte un peu les adolescents avec une condamnation abusive du rôle parental, apparaît comme une œuvre parlant d’internet en en faisant un véritable lieu qui existe bien et qui va au-delà d’une vision purement virtuelle. C’est un film qui regorge de bonnes choses et qui mérite d’être revu car traitant de sujets si sensibles (adolescence, suicide, internet), il est dépendant de l’âge du spectateur.


Hâte d’écrire une critique à 50 ans.

Créée

le 29 juil. 2016

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