Cloud Atlas des sœurs Wachowski et Tom Tykwer n’est pas un simple film. C’est une gigantesque fresque musicale, picturale, humaniste qui transcende les frontières entre les genres, tant sociaux que cinématographiques, entre les arts, entre les âmes, entre les luttes, entre tout. En presque trois heures de film se dessine sous nos prunelles émerveillées le dessein de la liberté, de l’humanité, de l’amour, dans une exaltation de la communauté, de l’alliance entre chacun.
[Je m’excuse par avance des nombreux liens qui parcourront cette critique mais si je me suis embêtée à faire tant de captures d’écran et des montages assez ridicules c’est que je pense qu’il est essentiel de capter toute l’essence visuelle de cette œuvre]
« Toute frontière est une convention qui attend d'être transcendée. Une convention peut être transcendée pour peu qu'on conçoive que c'est possible. » - Robert Frobisher
Dans le livre La Cartographie des Nuages de David Mitchell ici adapté par les sœurs et Tom Tykwer, la différence de récits se fait au travers d’une variation des supports (lettres, journal de bord, interrogatoire, etc.), des styles (très soutenu, humoristique, argot du futur…) et d’une séparation claire des histoires qui se succèdent sans se finir, jusqu’à celle du milieu qui est complète et après laquelle découlent la seconde moitié des premières. Ce mélange des genres, elles et il vont tenter de se le réapproprier dans un exercice purement cinématographique afin de rétablir dans un nouveau médium singulier cet entrelacs de langages.
Ainsi, chaque séquence s’apparente à un genre cinématographique : le film historique, le drame d’époque, le film noir des années 70, la comédie anglaise, la science-fiction d’action et le post-apocalyptique philosophique. Ces segments d’apparence inconciliables vont réussir à se lier les uns aux autres pour tisser la même tapisserie en y apportant néanmoins chacun leur propre caractère. Tous ont leur tic de réalisation (pour le film noir la plongée zénithale revient fréquemment tandis que la symétrie domine dans le monde futuriste de Somni en contradiction avec les plans débullés sur le bateau) et adoptent des procédés narratifs et visuels essentiels à leur genre avec des travellings plus osés dans les séquences science-fictionnelles, une photographie assez naturelle pour la comédie, ou au contraire des compositions extrêmement travaillées et des jeux intenses d’ombres et de lumières pour des images impressionnistes au début du XXe siècle. Pourtant les sœurs et Tom Tykwer surprennent en rendant le tout cohérent. Les séquences possèdent en effet cette même sollicitude du plan d’ensemble plutôt que du gros plan (n’apparaissant que dans les moments d’intimités). Mais c’est surtout grâce à un subtil jeu d’échos que l’entremêlement prend une véritable consistance homogène. Je peux citer simplement des plans semblables (ici) qui jouent sur les mêmes effets de lumières ou des trajets qui se ressemblent (là). En outre, les échos ne sont jamais gratuits. Remarquons par exemple que la séquence en 1849 a la même photographie que celle en 2321, avec une attention particulière sur la couleur bleue pour la mer et sur la luminosité blanchâtre ou dorée d’un grand soleil qui jubile dans des horizons limpides – ajoutons aussi des plans similaires comme ici. Les deux segments sont naturellement liées premièrement parce qu’ils sont le commencement et la fin des temporalités du film mais aussi parce qu’ils concrétisent l’évolution des personnages-Tom Hanks. D’empoisonneur vénal il devient le primitif qui aide une autre femme, fier de sa tentative de meurtre sur le personnage-Jim Sturgess, il devient celui qui culpabilise de l’avoir laissé mourir et cherche à s’en repentir. Le lien est ainsi à la fois visuel et humain, les correspondances d’images unissent les visages.
Le montage est le véritable tour de force de ce film car telle une divine main, c’est lui qui lie les genres, les plans, les figures. Au début de l’œuvre, il est quelque peu abrupt et les séquences de chacun sont assez longues le temps de poser le contexte, le personnage et tout ce qui s’en suit. Mais au fur et à mesure que le sablier s’écoule, les vies s’enlacent de plus en plus vers une fusion presque complète. Nous retrouvons des raccords fait à partir de répliques (ici), d’environnements (là) jusqu’à la prouesse du raccord regard entre deux instants. Bientôt, ils se fixent chacun, vivent les mêmes choses et doivent affronter les mêmes dangers, ce que le montage met en exergue en les mettant tous sur la même ligne. A cet égard, la séquence parallèle d’Autua qui déplie la voile sur le bateau et de Somni et Hae-Joo en fuite est la plus puissante (échantillons ici). Le monteur enchevêtre les deux combats, tous deux liés aux personnages-Jim Sturgess pour symboliser à nouveau son évolution : de bon homme qui aide un autre, il va devenir lui-même le révolutionnaire. Cette question des acteurs est essentielle et montre une véritable intelligence de la part des réalisatrices et du réalisateur. L’acteur, la star, est un pur produit de cinéma alors il s’agit ici d’exploiter un visage connu de tous pour emboîter différents destins et plonger le film dans un caractère profondément méta-cinématographique où la réincarnation et l’alliage des différences devient la propriété même du septième art.
Enfin, en termes de formes, la musique est l’ultime élément. La plus que sublime composition de Tom Tykwer guide entièrement les événements et relie les histoires par-delà les yeux. La musique occidentale est composée à partir de sept notes en lien avec les sept jours de la création ou les sept planètes (de ce que l’on croyait à l’époque) : la musique est donc faite pour concrétiser l’équilibre et l’harmonie de nos astres, elle est l’ultime balance des univers, le lien invisible qui associe chaque souffle, la dernière transcendance du cœur et des tympans. A cet égard, la partition du Cloud Atlas Sextet est d’une intelligence remarquable car elle cumule les crescendo et decrescendo : elle parcourt ainsi toute la portée, exploite presque toutes les notes et marque un mouvement régulier et continue comme le destin des humains. De plus, si chaque personnage a son thème, bientôt, un même morceau peut se diffuser dans plusieurs séquences pour relier les mêmes drames, comme avec Death is Only a Door qui unie Hae-Joo et Robert Frobisher dans la mort par un éloge mystique et funèbre entrecroisé.
« La liberté. Cette rengaine pompeuse de notre civilisation. Il n'y a que ceux qui en sont privés qui ont la moindre notion de ce que ce mot signifie. » - Timothy Cavendish
Mais plus que de forme, ce film se lit avec une cohérence philosophique et spirituelle extrêmement puissante. Parmi les centaines de thèmes qui valsent ensembles, nous pouvons en dégager un qui les cristallise : la notion de Liberté. De fait, dans Cloud Atlas, toutes sortes de libertés sont en péril : quelle soit politique avec Luisa Rey, concrète avec Timothy dans sa maison de retraite, en rapport avec une maladie chez l’agonisant Adam, avec sa propre œuvre pour Robert ou autour de minorités avec la condition des femmes, des noirs, des homosexuels, des prolétaires, le film questionne notre rapport à la liberté et la nécessité de toujours se battre pour elle. Beaucoup sont privés de celle-ci par mille façons et ce que ce film dépeint c’est aussi la convergence des luttes dans l’espace, dans le temps, dans les idéaux pour aboutir à cette même volonté de pouvoir être soi-même et d’aider l’autre.
C’est un film qui appelle au combat, qui appelle à se dépasser, ce qui rejoint avec brio l’entière filmographie des sœurs Wachowski. Citons simplement les Matrix dans lesquelles Néo doit transcender son environnement-même pour se libérer, ce que les sœurs recommencent avec Cloud Atlas de façon moins prosaïque. Les chaînes des genres cinématographiques sont brisées et avec elles s’effritent les cadenas de l’identité unique : chaque personnage peut être à la fois bon ou mauvais, vieux ou jeune et surtout homme ou femme. Le lien avec le changement de sexe des anciennement frères n’est ici que trop évident et essentiel. La liberté est donc à la fois spirituelle et physique et dans leur film, elles nous invitent à questionner notre rapport à nous-même et notre possibilité à dépasser notre condition.
« Mon oncle était homme de science avant tout mais il a toujours été persuadé que l'amour était une force, en quelque sorte un des leviers du monde. » - Megan Sixsmith
Car dans Cloud Atlas, la seule véritable fatalité est l’Amour. Seul ce puissant sentiment survit à travers le temps, rend les cœurs lumineux et leur permet de croire. Tom Hanks et Halle Berry semblent destinés à se rencontrer tout comme Jim Sturgess et Doona Bae à s’adorer. Tandis que Sixsmith devra toujours soutenir l’absence de Robert, de son corps ensanglanté dans la baignoire en 1936 à sa confrontation avec Somni 208 ans plus tard ; et son regard lorsqu’elle dit qu’elle sera toujours amoureuse de Hae-Joo est peut-être l’une des choses les plus bouleversantes de l’histoire du cinéma. Ce qui anime notre monde ce n’est rien d’autre que l’amour et, tant qu’on aimera, on se battra pour combler les injustices, parce que, toujours, on n’est animé que par le brûlant désir de sauver ceux qu’on aime et, si on n’y arrive pas dans cette vie-là, on essaiera dans la prochaine.
Dès lors, les portes sont un motif très récurrent dans ce film. Elles dissimulent tant l’ennemi que l’amour, elles sont un symbole de fuite ou d’entrée, de séquestration ou de liberté, et représentent le changement, la circulation, l’imprévisibilité. Elles sont ici la mort et le paradis (citons simplement ce raccord qui me fait fondre en larme à chaque fois), elles dépeignent le dédale de nos vies destinées à sans cesse se retrouver.
« Sachons que notre vie n'est pas la nôtre. Du berceau au tombeau, nous sommes liés les uns aux autres. Dans le passé et le présent. Et par chacun de nos crimes et chacune de nos attentions, nous enfantons notre avenir. » - Somni-451
Cloud Atlas est une œuvre merveilleuse qui donne envie de croire, qui donne envie de se battre. Si le seul destin est l’amour, chacun peut s’y noyer sans peur, si le seul destin est de lutter pour la liberté, c’est peut-être le plus beau mouvement qu’il peut être.
Nous ne sommes pas rien. Même à l’échelle de notre planète, de notre système, de notre galaxie, ou de l’univers, nous ne sommes pas insignifiants. Nous faisons tous partie d’un même tout immense qui transcende l’art et la matière. Si l’océan n’est qu’une addition de gouttes, l’univers n’est qu’une multiplication d’étoiles, et, en tant qu’individus, je pense qu’il n’y a pas plus sublime que de se savoir essentiel à l’immense peinture pleine de couleurs, d’émotions, de créativité et de diversité qu’est l’humanité.