Il y a quelque chose de profondément cronenbergien dans le film de Marina De Van, sans que celui-ci ne souffre, à aucun moment, de la référence inévitable avec le cinéaste canadien. Plus encore que cette filiation thématique générale, Dans ma peau peut se voir comme la parfaite réplique "intériorisée" de Crash. Là où le chef-d’œuvre de Cronenberg explore les parkings et les voies express pour sonder au mieux les alternatives d’une "nouvelle chair", De Van préfère les chambres d’hôtels et les recoins sombres pour décrire l’exploration radicale de son propre épiderme. Dans les deux cas, cette découverte passe par l’acceptation d’un corps recomposé et par le prisme de blessures extrêmes.
L’héroïne de Dans ma peau entrevoit soudain, dans la routine de son existence sans faille, la possibilité d’une expression et d’une réappropriation de son corps. Considérée par son entourage comme une névrose autodestructrice, cette pulsion cathartique se révèle surtout être, au-delà de sa violence et de son interdit, comme la rébellion ultime contre une société sclérosée (principalement celle du travail) qui impose aux corps ses multiples normes d’asservissement et, aussi, comme une sorte d’happening intime trouvant sa manifestation la plus agressive dans l’anthropophagie de soi. Le droit inaliénable de jouir de sa chair, sans qu’aucun fondement institué ne vienne l’en empêcher, va propulser Esther au cœur d’un apprentissage apparemment narcissique, mais beaucoup plus complexe.
Si un miroir et un appareil photo entrent effectivement en jeu dans la dernière scène, c’est principalement le repli d’une identité et d’un corps vers un néant, un absolu, une sublimation (en écho à O fantasma), qui démontre toute la puissance et la symbolique de ses actes, quasi christiques ("Prenez et mangez ; ceci est mon corps…"). Esther veut se satisfaire d’elle jusqu’à disparaître, jusqu’à ce qu’elle-même disparaisse en se fragmentant jusqu’à l’os. Une très belle scène, dans le silence feutré d’une chambre d’hôtel, voit Esther laper le sang d’une plaie sur sa jambe, filmée comme si elle s’embrassait ou embrassait quelqu’un.
Amour non pas pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle représente à ses yeux, mais désir d’un état de grâce transgressif, désir pour un corps pelé qui lui appartient enfin dans sa totalité, son universalité. Évitant intelligemment le sensationnel et le sanguinolent à outrance, Marina De Van impose à son film une grande douceur, presque une élégance, créant de fait un contrepoint impressionnant avec la dureté et la sensation de malaise des scènes de mutilation. Dans ma peau se regarde, se vit comme une expérience étrange et intense, éveillant en chacun de nous l’appréhension, la conscience de sa chair et de sa substance dans la tourmente d’un monde qui en manque cruellement.
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