Méfiez-vous des forains !, chante la vieille rengaine de l'oncle Stephen qui, un crâne en main, pense l'existence, la mort, l'imagination et l'esthétique.
Il était une nuit inouïe, à la nôtre identique, où une bande de gitans mit en place leur bivouaque sur un terrain vague bordé par la ville et ses canalisations. Il étaient autour du feu et la cheftaine de la bande parlait philosophie:
- Qu'y a-t-il exactement après la mort ? L'un de vous le sait-il ?
Son second, un brun mat ou sale, répondant au doux nom de Corbeau, répondit en ces termes:
- Nevermore, douce Rose, nevermore, et tu le sais très bien: sur une page blanche comme dans un néant noir rien ne survient !
- Il est vrai, Corbeau, que je sais, étant Rose, ce que c'est que flétrir. Mais quand fleur n'est plus éclose et part en morceaux, y a-t-il autre chose ?
- Corbeau, Rose, sommes-nous autres choses que les lieux communs baroques convoqués du bon vieux Roi Stephen ? Qu'en savons-nous ? Nous sommes des personnages, des prête-voix et des prête-à-penser !
- Pourtant, l'interrompIt Rose, il semble que dans un film qui donne la pose un jeune homme disposant d'un pouvoir sans pareil accompagne les mourants et les mène jusque dans un paradis !
- Un paradis, tu l'as dis !, s'esclaffa l'autre, c'est "a dit" qu'il le figure, son Eden ! C'est un Charon pour les âmes fictives ! Tiens, ton jeune homme, ce Danny, héros de Shinning, n'est que la jambe de bois du château de Combourg, accompagné de son chat. Il n'est que fantasme, divagation !
- Que veux-tu dire ?, s'étonna Rose.
- Il veut dire "imagination" !, fit alors une voix inconnue, perdue dans les ténèbres du soir.
Toute la troupe de fiers sauvages de se lever comme un seul homme effrayé.
- Qui a dit ça ?, hurla Corbeau pour se rendre terrible et reprendre consistance.
- Ça, je suis Ça, continua la voix, comme un épouvantable écho.
Un caniveau s'illumina soudain et, devant les yeux effarés des forains, apparut un clown.
- Je suis Grippe-Sou, le Cloooooown dansssssant !
Rose s'agenouilla à son niveau et le questionna:
- Tu disais "imagination", qu'est-ce ?
Le clown rit.
- C'est tout le contraire de ce que vous, le Noeud Vrai, représentez !
Et de rire de plus belle, comme un fou possédé.
- Comment cela ?, s'inquiéta et s'indigna Rose.
Dis-moi, petite ... Que penses-tu film auquel tu appartiens ? Je parle de Docteur Sleep.
C'est un bon film, je crois, commence Rose hésitante.
- Mais encore, ricane le mauvais clown.
- Il y a de belles références au Shinning de Kubrik, qui déjà adaptait King ... Au début, à la fin, par instants comme lorsqu'on filme ses routes longues, longues, longues ...
- Oui, oui, oui, jouit le clown, dis-m'en plus ! Dis m'en plus !
- Certes ... C'est certain ... notre film semble tiré d'autres succès, tissé de leurs moments de gloire...
- Comme, comme ?, la harcèle Grippe-Sou.
- Comme Skyfall, avec le retour final du héros dans un lieu perdu de son enfance pour piéger le méchant. Le brasier avec. Comme les X-Men avec le langage télépathe ...
- Ou comme la postlogie Star Wars, avec le "Skype de l'espace" de Kylo Ren et Rey Nobody ?, demande le Clown dansant.
- Oui, comme ... Attends ! Tu connais Star Wars, toi ?
Grippe-Sou se remit à rire.
- En tout cas, nous présentons un film neuf vis à vis des autres. En termes de politiquement correct.
- Politiquiquequemmmmmmment Quoquoa ?, répéta le Clown, interloqué.
- Les films donnent dans le Metoo constant et dénoncent ce qu'ils nomment le "masculin toxique" pour mettre en scène des "femmes fortes" voulues par les partisans de ce mouvement.
- Peut-être, concéda Ça, et alors ?
- Alors ? Nous on a un personnage de femme androphobe parmi nos viles créatures. On prend le mouvement à revers et on lui fait un gros doigt d'h...
Grippe-Sou repartit dans un rire avant de reprendre une attitude grave grave:
- C'est bien tout ça ! C'est tout ?
Rose baissa la tête et osa un:
- Comme A Cure of Life, on introduit une nouvelle version du vampire, un vampire qui aspire l'âme des êtres pour s'en repaître !
- Hum, hum, ponctua distraitement le Clown.
Avant de chantonner innocemment: "Ô Douleur ! Ô Douleur ! Le Temps mange la vie ! Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur du sang que nous perdons croît et se fortifie !"
Et se tournant sans crier gare face à Rose:
- Et fol qui s'y fie, ma mie: qui est cet ennemi ?
- Le temps ...
- Oui, non, chez toi, dans ton film ?
- Moi, superbement campée par Rebecca Ferguson, et mes amis, Corbeau, Andréa, Papy ..
- Et vous êtes des vampires mangeurs d'âmes ?, Interroge Grippe-Sou
- Oui, répond Rose.
OooooooooooooH QUE non., rétorque le Clown.
Comment oses-tu ?, se fâche la belle sorcière.
- Vous êtes plus que cela mais ne le voyez pas et c'est là qu'est le génie du film !
Ça s'apprêta à repartir en les abandonnant là, lorsque Rose le retint par le bras:
- Minute, petit petit petit tout petit clown ! Tu en as trop dit ! Ou pas assez !
- T'es-tu écouté parler quand je t'a demandé ce que valait ton film ?, surgit son adversaire, Tu n'as cessé de tisser des références, des citations, des palympsestes ! Dont tu te nourris ! Tu n'es qu'un carnet à spirale truffé des redites, petite petite petite, toute petite fille ! Tu es ce créateur issu des rangs des spectateurs et des lecteurs qui vampirise ce qui existe pour redire autrement ce qui est déjà existant. Une Fan-Girl reconvertie qui joue à l'artiste ! Cette élève studieuse qui noue et dénoue ses récits comme on le lui a appris par Aristote et par les autres ! Tu es le Noeud Vrai, le Noeud cent froid noué puis dénouée, un exercice de style sur pattes !
- Et toi, qu'es-tu ?, le brava Rose, effrontément.
- Moi ?, s'étonna Ça, Je suis le Clown dansant ! Je suis le saltimbanque ! Je suis le fou aux grelots ! Le Hermès trismégiste ! Je suis un poète de l'Horreur ! Je ne frappe pas à coups de poignard pour faire peur, je suggère, j'insinue des idées, je fais imaginer ! Comme Danny et sa pierre magique, Abra Stone ! T'es-tu seulement interrogée sur le nom de ta proie ? Abra n'est que le début d'Abracadabra: c'est au lecteur, au spectateur de se représenter la suite ! Et toi, tu es Rose, le plus polysémique des signes de l'univers: tu es tout et rien pour le récepteur de fiction. Le Suggérer, voilà le rêve ! Tu veux de la gloire, voici du rêve, petite, petite !
- Alors ... le Docteur Sleep serait Stephen King ? Et son oeuvre, le livre comme le film une ode à la rêverie ?
- Disons plutôt une Défense et Illustration de l'Imagination, c'est plus sérieux ! Mais oui: le Shinning, c'est l'imagination. Il y en a de moins en moins dans un monde obèse d'images et de prêt à visualiser. Le Noeud Vrai, c'est autant le public paresseux que le créateur scolaire. Danny et Abra, c'est le spectateur indépendant qui se fait ses propres images, l'auteur fertile d'idées neuves et rien qu'à lui. Pour détruire le poncif, il faut un Overlook, un regard au-delà de ce qui existe. Docteur Sleep et son combat sont la condamnation de ce qui entrave l'imagination, des cathédrales où les tiroirs doivent être ouverts et les malles cadenassées décadenassées pour libérer le flot effroyable mais beau des idées, des pensées, des rêves ! Comme disait un Berger: "Laissez passer les rêves !"
Rose tomba à genoux, consternée par ce qu'elle venait d'apprendre.
- Mais comment puis-je rêver, moi qui ne suis que l'entrave des rêves ?", demanda-t-elle
Grippe-Sou sourit et, ouvrant sa large bouche dentue, répondit:
- C'est bien simple, mon enfant, laisse-toi croquer !
Rose se sentit désemparée, dévorée, précipitée dans un abîme sans fin ... et ouvrit les yeux dans un monde merveilleux où l'on marchait au plafond.