Au cœur des bas-fonds de l’humanité, Akira Kurosawa compose son premier long métrage en couleur — sur la couleur — et pour la mettre en lumière, quoi de mieux que la vue de la décharge chargée au début d’une unique teinte. Tout commence alors où les esquisses d’un train illuminent une pièce, entre évasion imaginaire et désir religieux de changement. Kurosawa s’empresse de poser ses personnages au sein de l’univers fantasmatique qui se crée progressivement sous nos yeux, en commençant par celui qui donnera le titre au film par son onomatopée dudit train.


Dodes’kaden, dodes’kaden.


Le rythme du récit — qui s’étale sur près de 2 h 20 — rime alors avec équilibre, où l’évolution étendue des protagonistes dans leur milieu devient la source principale de renouveau de l’histoire et les transitions de plus en plus filées. Sur le modèle d’un film à coupe transversale, Kurosawa dépeint des figures, représentantes des pathologies sociales de sexe, de génération et surtout de classe. Le carnaval qui s’en dégage n’est alors pas sans rappeler un ensemble de personnages felliniens qui serait développé sous un temps plus faible. Mais, sous toutes les formes, la vie telle que Kurosawa la décrit prend pour racine la misère. En outre, nous ne saurons que très peu du passé de ses protagonistes, car ce qui importe est leur quotidien, tout autant que leur avenir à portée de train.


Dodes’kaden, dodes’kaden.


L’apport poétique de Kurosawa vient alors trancher avec le misérabilisme. Les maux du viol, de l’alcool, de l’adultère, de l’exploitation, de la famine et de la solitude se voient confrontés à l’évasion, la liberté et l’Humanisme cher à Kurosawa. Ainsi, les plus corrompus cohabitent avec des saints sous le regard de la caméra — comme le protagoniste du train ou l’adolescente violée. Au sein de cette enclave retirée du monde au teint originel presque monochromatique, la vue de la ville ne résidera que dans quelques plans évanescents sublimés, entre néons colorés et noir urbain. Ces quelques moments qui auraient pu s’apparenter à une nouvelle façon de s’évader ne font que renvoyer à la pauvreté apparente. Mais les détails obtiennent alors un pouvoir émotionnel tout particulier, avec l’exemple de la nourriture tombée et restée par terre l’espace d’une seconde, qu’on ne donnera pas à l’enfant mendiant, qui vient bouleverser par la simplicité d’un geste frappant. Les rails de l’espoir vers la ville ne demeurent alors sûrement pas tout droit tracé.


Dodes’kaden, dodes’kaden.


De plus, ce film permet à Kurosawa de toujours pousser plus loin son expérimentation naissante et de jongler avec des thèmes comme la violence et la folie qui portent atteinte ici au village, régulé bien souvent par la sagesse. Ces délires prennent alors différentes formes et laissent entrer la couleur au sein de l’univers peint. Les personnages évoluent dans cette couleur, de plus en plus présente à l’écran. Le rêve du couple père/fils sur leurs fantasmes d’une meilleure vie sera décrit par la seule appellation d’objets chromatiques. La peinture vient ainsi prendre le dessus sur cet endroit délabré et hors du temps, apparaissant sur les visages du même couple à la manière d’un Ran et inhalant tout autre type d’horizon en recouvrant la profondeur de champ. Toute évasion se fait alors par le rêve et la couleur en est bien le premier représentant. Mais loin d’une folie, Kurosawa peint un point de vue différent sur la réalité avec son personnage central, au carrefour de tous les autres, Rokuchan, interprété par le jeune Yoshitaka Zushi, déjà présent dans Barberousse. À l’aide d’un jeu sur les sons, le spectateur rentre dans cette même conscience de ce qui l’entoure, une nouvelle réalité à portée de mains, loin de toute cette comédie inhumaine.


Dodes’kaden, dodes’kaden.


Ce personnage et son identité sonore rythment alors le film à la manière d’une pièce découpée en actes. La dualité qu’incarne ce « Dodes’kaden » met en symbiose, d’un côté, une réalité crue, représentante d’un miracle économique naissant au Japon ayant pour base une ostracisation et des injustices, ainsi que d’un autre côté, un monde irréel qui, sous les traces d’un décor de studio, prend des allures de rêve éveillé. Le récit se referme alors sur lui-même à la manière d’un conte, et aux sons d’une illumination colorée sur les esquisses des trains, l’imaginaire et la liberté se saisissent d’un nouveau visage. La dureté n’a pour seule fuite que la légèreté de la poésie de Kurosawa et ainsi on accepte de s’évader à notre tour et de prendre part aux folies irréelles. Mais lorsque le récit se termine, sous les traits de l’ombre finale, on se doit de laisser ceux qui rêvent de couleurs continuer seuls leur échappée.

SPilgrim
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le 1 juin 2016

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