Moralistes planqués de tous bords, unissez-vous !

Modéré, idéaliste, incroyablement paternaliste et nullement libertaire, Du silence et des ombres ferait un excellent symbole pour ces films humanistes et anti-racistes produits par les USA dans les années 1960 (mais Devine qui vient dîner est plus chaleureux et éloquent). Cette adaptation du prix Pulitzer de 1961, To Kill a Mockingbird ('Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur') de Harper Lee, est aussi le film à Oscars de Mulligan (il en gagne trois). Connu pour Un été 42 (1971), 'culte' chez les américains, Mulligan est l'auteur d'un cinéma intimiste, un metteur en scène discret et soigné donnant dans le mélodrame décomplexé. Ses incursions dans le fantastique (L'Autre en 1972) ou dans le film noir en portent la marque.


La dénonciation de la ségrégation (perdant à cette époque le suffrage de la loi) est ferme mais nuancée. Le film ne s'intéresse pas tant à ses victimes qu'à ses artisans ordinaires, de braves gens en général ; pour une enfant de six ans, c'est l'occasion de prendre conscience de la complexité et des zones d'ombre de ce monde. Certains artifices et jeux de lumière souligneront cette horreur rampante, indissociable du paradis endormi perçu jusqu'alors. To Kill a Mockingbird se pose d'abord comme une sorte de chronique du quotidien sur une Amérique bucolique, paisible. L'action se déroule pendant la Grande Dépression, les années 1930. Le terrain est principalement occupé par les enfants, même si le point de vue ne leur est pas confié. Le procès tarde à s'engager, même quand la donne est installée. Comme le temps passe et que peu de faits surviennent, on en vient à se demander où veut nous emmener le film, ou s'il a des intentions bien établies, en-dehors d'une conclusion attendue plaidant pour la justice.


Au milieu du film, l'hostilité envers l'avocat d'un « nègre » s'exprime ouvertement. Jusque-là, elle était surtout rapportée ou vécue par la narratrice (fille de Gregory Peck), garçon manqué forcé de dompter sa nature pour l'occasion. Toutefois les hommes du village (emmenés par Mr Cunningham) ne sont pas excités ou même ouvertement en colère lorsqu'ils se rendent à la prison où est détenu l'accusé. Ils sont calmes et déterminés, mais cherchent à rendre justice eux-mêmes. On pourrait rester dans l'expectative quand à l'issue inéluctable ; se demander si ces proches de Scout devraient se muer en bourreaux ou improviser un arrangement cynique ; mais tout ça aurait été probablement été balayé par l'acharnement du sauvage Bob Ewell. Le laïus de la gamine convaincra la troupe de se retirer – une expression claire de l'angélisme que seuls les moralistes 'scolaires' peuvent se permettre en gardant le sérieux. Lors du procès, les choses s'avèrent moins sinistres qu'on aurait pu le craindre ; la haine et le conformisme sont moins en cause que les white trash.


To Mocking est chaste dans ses manières et apparemment court dans son scénario ; ses arguments les plus sophistiqués se situent ailleurs. Il dresse une construction minutieuse, d'une grande rigueur, fait sans prévenir l'étalage des mœurs et des mentalités. Le film retient aussi du roman son goût de l'anecdote. L'attrait de Mulligan pour le monde de l'enfance n'est pas moins marqué, mais plus couvert que d'habitude et la seconde heure rejoint les sentiers classiques du film judiciaire. Le rapport au temps est spécial ; la séance est peu remplie en événements objectifs, mais l'ennui ne se fait pas sentir grâce à cette sensibilité constante. Cette richesse de détails, ce croisement de petites analyses vibrantes, pourraient sembler un peu vains vu de loin, surtout que le film n'est pas spécialement visionnaire et la façon dont sont taillés les protagonistes encore moins. De plus, malgré son acuité, il n'est que mollement exploitable en tant qu’exposé pédagogique ou œuvre de combat.


Si To Mocking n'est pas vraiment taillé pour la politique ou le commentaire social frontal, c'est aussi car il est significatif sur un autre terrain. Mocking est avant tout un film de bourgeois affirmant au passage un souci de la condition des noirs, ces pauvres boucs-émissaires, en s’accommodant globalement de la division raciale du travail. En revanche du côté des blancs, la hiérarchie est claire, nette et parfaitement juste ; au sommet se trouve donc Gregory Peck, informé, qualifié et équilibré ; au fond du fond jonchent les Ewell. Bob et Maryella, à l'origine de toute cette sombre histoire, sont des bouseux invétérés. Entre les deux, la classe moyenne, les petits propriétaires, qui sauront rester placides en dernière instance, savent même entendre raison et deviner ce qui est juste et bon. Mais ils ne sont pas nécessairement des êtres de lumière dans leurs décisions, à cause de leur pragmatisme complaisant et de leur indolence à l'égard des grands idéaux. Que le film soit si timoré est finalement une chose heureuse pour les white trash.


https://zogarok.wordpress.com/2015/12/10/du-silence-et-des-ombres/

Zogarok

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