Qui n’a pas rêvé un jour de pouvoir, sans conséquence, mettre un temps sa conscience en veille prolongée ? De cesser de penser, pour endormir cette lancinante torture en période de tourments, et se libérer, comme par le sommeil, des démons qui nous assaillent ?
Qui n’a pas vécu ces secondes suspendues de l’éveil, où l’on est encore captif de la tendre inconscience de la nuit, avant que l’horreur de notre deuil ne s’abatte sur nous en guise de bienvenue ?
Par son scenario comme seul Kaufmann sait en imaginer, sous le patronage, déjà, de Boris Vian, Eternal Sunshine of the spotless mind propose une double dynamique : rendre possible l’effacement de la mémoire, mais occasionner en cela, surtout, une exploration de celle-ci.
Le prologue sur la naissance de l’amour et ses maladresses est avant tout une déclaration d’intention : avec des stars et sans glamour, Gondry efface la mémoire du spectateur et de ses attendus face à une romance hollywoodienne. Spontanés, touchants, abimés, les personnages sont d’autant plus émouvants qu’ils reflètent toutes nos imperfections et nos mesquineries sentimentales.
Le cœur du récit, à savoir le voyage dans les souvenirs, fonctionne sur plusieurs niveaux. C’est d’abord l’accès à une intimité et la possibilité d’un métadiscours sur du révolu : Joel spectateur de sa vie passé, la commentant, la chérissant, à l’écoute des conseils d’une compagne à la fois figurante et complice du metteur en scène. Maitrise du temps, recul et capacité à la reformulation comme à l’exégèse : autant de mises en abyme de la voix de l’artiste, qu’il écrive, chante ou réalise un film.
Le deuxième niveau est celui du prétexte à l’ambition visuelle : montage elliptique, singularités du souvenir, déplacement des décors, écroulement des univers par l’effacement programmé de la mémoire. Gondry, comme souvent, multiplie les trouvailles, jusqu’à l’excès, au risque d’étouffer l’émotion première, comme dans les scènes de petite enfance par exemple.
La niveau suivant, celui du réel des techniciens affairés à l’opération, permet un arc « crédible » qui montre la romance en cours et les conséquences de l’amnésie, tout comme le piratage des souvenirs pour devenir l’amant parfait : autant de ramifications plutôt habiles, à la fois cyniques et désespérées pour maitriser les vertiges de l’amour.
L’accès au lendemain et à l’abandon du délire baroque est la plus grande réussite du film : c’est la renaissance, dépouillée d’un passé poisseux, à la découverte, le gain d’une nouvelle virginité aussitôt souillée par la voix du passé, élément certes peu crédible (pourquoi conserver sur K7 les enregistrements avant l’effacement, si ce n’est pour risquer de tout compromettre ?), mais retour tragique du Mr Hide sur les Dr Jekyll.
Et ce choix, envers et contre tout, d’essayer tout de même, en dépit de nous-même. Ce choix, en dépit des impacts du réel, de proposer une romance cinématographique. L’esprit n’est plus immaculé, et l’amour est possible parce qu’il n’est pas le résultat d’un lavage de cerveau. En ce sens, on peut prendre le dénouement comme une revanche sur Brazil et l’infinie mélancolie de son rêve final.
La mémoire est un essor vers le passé, et peut s’étioler. Mais le désir, élan vers l’avenir, est ineffaçable : c’est là l’immense et fragile preuve de notre humanité.