Première publication.
Quelle poésie du réel... Quelle façon de filmer l'homme au travail, quelle façon de magnifier les gestes du quotidien ! Quotidien du siècle dernier, certes, puisque les goémoniers d'alors ne devaient pas pêcher, faire sécher, et réduire à l'état de cendres (dans le but de vendre cette substance riche en soude) les algues marines comme on le fait aujourd'hui. On peut imaginer que les pêcheurs bretons du 21e siècle n'ont plus à s'isoler sur l'île de Bannec, au large de l'île d'Ouessant (le Finistère viendrait du latin finis terrae, "fin de la terre"), pendant plusieurs mois, dans de telles conditions. Mais la démarche conserve tout son pouvoir de fascination : Jean Epstein s'applique, pendant une bonne partie du film, à extirper la substantifique et merveilleuse moelle du réel. Ou presque réel.
Le réalisateur français, né dans l'Empire russe, expliquait ainsi son approche : « Aucun décor, aucun costume n'auront l'allure, le pli, de la vérité. Aucun faux-professionnel n'aura les admirables gestes techniques du gabier ou du pêcheur. » Et force est de constater qu'il se dégage de cette "presque réalité" peuplée d'acteurs non-professionnels, de cette "ethnofiction", quelque chose de fabuleux. Leurs gestes ancestraux, leurs visages burinés, leurs mains sculptées par le travail prennent une dimension étonnamment lyrique à travers les yeux d'Epstein. On est bien au-delà du simple désir d'exhiber des images pittoresques. Chaque plan ou presque pourrait être extrait d'un reportage photographique, documentaire et vaguement impressionniste. En dépit de sa trame narrative éminemment tragique (un pêcheur se blesse et risque la mort sur cette île isolée), Finis Terrae se tient bien loin du mélodrame et se rapproche du témoignage.
Sous bien des aspects, on peut faire le rapprochement entre Finis Terrae et les œuvres de Robert J. Flaherty comme Nanouk l'esquimau et surtout Tabou, co-réalisé avec Murnau en 1931. Difficile d'imaginer qu'Epstein, surtout à l'époque, n'avait pas ces "films"-là en tête quand il tourna le sien. Il y a clairement dans sa façon de filmer les vagues s'écrasant contre le récif, au ralenti, de manière répétée, une certaine volonté de rendre encore plus intense la réalité de l'attente des familles, voire de la peur. De donner une vision du réel (parmi d'autres, sous-entendu). La photogénie des côtes bretonnes sous son œil est bouleversante ; la puissance poétique de ces images à l'esthétique raffinée effleurant l'épure, au cadre et à la composition minutieusement arrangés, est renversante.
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Seconde publication.
"Finis Terrae" marque une rupture nette dans la filmographie d'Epstein, un an après "La Chute de la maison Usher" qui initiait l'exploration d'une composante cinématographique à haute teneur poétique. Exit le fantastique, place au réel et au pragmatique, en immersion du côté des îles de Bannec et d'Ouessant. Mais Epstein ne s'engage pas dans une veine documentaire classique, en travaillant son matériau (la vie, les coutumes et les histoires des habitants du coin) à la frontière du réel et de la fiction. Il extrait une matière poétique très surprenante par ses cadrages intenses, presque en photographe lors de certains plans figés, et en expurgeant une grande partie du potentiel mélodramatique (une initiative peu commune à l'époque) de cette histoire de pêcheur entre la vie et la mort isolé sur un petit îlot désert. Tout est dans la suggestion pour figurer l'attente insurmontable du village, avec le ralenti des vagues qui s'écrasent contre le récif au sein d'un segment interminable du film, tandis qu'un médecin a été envoyé à travers la brume sur la mer houleuse.
On reconnaît également l'état d'avancement du travail d'Epstein en matière d'expérimentation graphique, notamment pour représenter la maladie virant au délire d'Ambroise, le pêcheur blessé dont l'état inquiète. Des lentilles déformantes, des surimpressions, des lumières vacillantes, des nappes brumeuses, le montage qui s'affole ou au contraire se calme soudainement... L'irréel ainsi extrait du réel pour susciter une évocation du travail des goémonier au début du XXe siècle, à travers les gestes quotidiens érigés en poème lyrique, bien détachée du principe de la chronique sociale ou de l'enquête ethnographique, débouche sur une œuvre d'une grande singularité, dans le sillon des poèmes bretons signés Epstein.
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