C'est bien la première fois, je crois, que, je vois un film où les acteurs ne sont même pas mentionnés, ni au générique, ni sur la jaquette du DVD ! C'est que nous sommes ici à la lisière du documentaire. Et pourtant bien dans une fiction. Sur une ligne de crête, en fait, entre documentaire et fiction. Jean Epstein s'attarde bien plus à nous montrer le travail de ces pêcheurs de goémons, leur cadre de travail, et aussi la vie traditionnelle à Ouessant, qu'à creuser une intrigue ici réduite à la portion congrue. Au sens littéral de l'expression : non pas insuffisante mais "congruante", c'est-à-dire juste ce qui convient au projet d'Epstein.
Car Finis Terrae peut se définir comme un long poème muet, en images et en musique. Epstein entend nous montrer la rude beauté de ces lieux reculés, à laquelle s'accorde un rude métier, où la seule eau disponible est l'eau de pluie péniblement collectée. "Ne crois pas qu'on va te laisser faire ta fille !" lance Jean-Marie à Ambroise. Cette phrase délicieuse exprime bien la mentalité de l'époque et du lieu. Les femmes que l'on verra, sur Ouessant, ne sont d'ailleurs montrées qu'allant à l'église ou scrutant l'horizon dans l'attente du retour de l'être aimé, telle l'antique Pénélope.
Quelques séquences sont sublimes : je pense à ce bol cassé repoussé par les vagues, au début. Je pense aussi au cauchemar d'Ambroise, alternant le phare et l'île ; scène à laquelle répond un peu plus tard l'attente à Ouessant, alternant le visage inquiet des femmes, des vagues qui se brisent filmées au ralenti, et la vitre du phare en gros plan. Je pense encore à l'image des deux bateaux réunis dans la brume, après qu'Ambroise a été récupéré par le médecin. A ces images de galets, à ces enfants derrière un mur de barreaux, à cette procession de femmes descendant vers la plage à Ouessant... Au montage alterné entre Ouessant et Bannec alors que, de part et d'autre, on s'interroge sur quoi faire. J'ai souvent pensé à Eisenstein, excusez du peu ! De Epstein à Eisenstein, il n'y a que quelques lettres...
Il faut aussi évoquer la musique de Roch Havet, très invasive, que j'ai trouvée captivante. Alliance de musiciens classiques et d'un musicien de jazz à la trompette, Xavier Bornens. Très dissonante, faite de motifs entêtants, nourrie de silences : j'ai souvent eu l'impression que la musique était improvisée en direct, comme dans Ascenseur pour l'échafaud, et cette sensation vient beaucoup du jeu très spontané de Xavier Bornens. Je ne saurais dire jusqu'à quel point les durées de ces silences étaient fixées.
Quoiqu'il en soit, la musique n'illustre pas ici les images : elle fait jeu égal avec elles, comme un dialogue amoureux. Dans ces conditions, il est logique que le générique ne nous donne que les noms des instrumentistes, les acteurs étant implicitement traités au même niveau que les esquifs dans la mer, le ciel brumeux ou clair, le phare vertigineux.
Finis Terrae : la fin de la Terre, qui a donné Finistère. Point ultime, comme cette expérience assez passionnante de cinéma.