[Critique à lire après avoir vu le film]

Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian Mungiu pour ne pas me préoccuper de son titre - dont j’ignorais toujours la signification lorsque le film s’acheva.

I.R.M.

Renseignement pris, R.M.N. est le sigle roumain pour notre I.R.M. Celle du cerveau de Papa Otto, mais aussi celle du pays aujourd’hui, plus précisément sa partie rurale, encore pétrie de religion et qui sent le monde tanguer sous ses pieds. Le réflexe, lorsqu’on se sent menacé ? Chercher un bouc émissaire : l’étranger, bien sûr. Ici un trio de Sri-Lankais venu renforcer l’effectif d’une boulangerie industrielle, puisque plus un local ne veut travailler pour le salaire minimum du pays.

La Roumanie vivotait, l’Europe a tout changé. Non sans dégâts : l’autochtone ne cherche qu’à s’exiler pour se faire certes exploiter, mais en touchant un meilleur salaire. Ou bien, s’il fait des affaires sur place, le jeu consiste à capter les plantureuses subventions de l’UE. Le très incisif Taxi Sofia, du Bulgare Komandarev, dressait déjà ce rude constat.

L’Europe est une bouée de sauvetage, mais une bouée détestée : toute cette rancoeur jaillit dans une scène magistrale, un plan-séquence de 17 mn où les villageois tentent de décider démocratiquement du sort des trois intrus. Puisqu’une bonne partie des locaux est d’origine allemande, c’est un Français dépêché par une ONG qui représente l’Occident. Le décalage entre cette Europe fière de ses idéaux et la mentalité rurale explose littéralement : nous sommes des décadents qui avons bien mérité Charlie, des donneurs de leçons oublieux de notre passé colonial, incapables aujourd’hui d’accueillir convenablement nos propres immigrés. Risibles, comme le très crédible accent anglais du jeune Français ! Comme d’être payer à compter des ours.

Bigre. Devant ce décalage culturel, je me suis dit : de même que ces gens considèrent que des Sri-Lankais n’ont pas leur place chez eux, la Roumanie si éloignée des valeurs fondatrice de l’Union a-t-elle vraiment sa place au sein de l’UE ? Celle-ci n’est finalement pour les Roumains qu’une naïve vache-à-lait, exactement comme l’est la Roumanie pour plus pauvre qu’elle, ces pays qui sont "à l’est de tout"... (Notons aussi le fait que les Sri-Lankais étaient deux puis sont devenus trois, ce qui a un effet redoutable : il entraîne l’argument "ils devaient être deux, maintenant c’est trois, combien demain ?", qui mène à la théorie du grand remplacement. Ils auraient été trois d’emblée, les choses pouvaient tourner autrement.)

Mais ce ne sont pas les contradictions qui gênent ces villageois, eux-mêmes issus d’ethnies diverses en une baroque tour de Babel, qui eux-mêmes s’exilent pour de meilleurs salaires, qui eux-mêmes se font traiter de gitans en Occident mais rejettent chez eux ces mêmes gitans. On est toujours le gitan de quelqu’un, et l’on se souviendra que Matthias, au début du film, est pris d’un accès de violence parce qu’un Allemand l’a qualifié ainsi...

Les préjugés les plus absurdes défilent : une femme ne veut pas manger du pain qu’ils auraient touché (alors qu’il est cuit), quelqu’un déclare qu’ils sont sales car ils n’utilisent pas de papier toilette (alors que l’ablution est bien plus hygiénique), un homme redoute que le village voie des mosquées pousser un jour (alors que ces immigrés-là ne sont pas musulmans), le médecin craint qu’ils apportent des maladies (alors que, par ailleurs, on s’inquiète que le débat qui est en train de se tenir nuise au tourisme)... R.M.N. vire à l’argumentaire... R.N., en quoi le film est universel, comme l’a voulu Mungiu. Quant à la patronne de l’usine, elle est renvoyée dans ses cordes puisqu’elle possède une Mercedes (oui, mais en leasing ! d’ailleurs le curé en a une aussi... ah, mais c’est celle de sa mère !).

Au moins ces échanges acerbes. se tiennent-ils "en vrai", pas sur les réseaux sociaux comme chez nous. Car ces gens sont peut-être des arriérés mais ils se parlent encore - même s'ils se lâchent aussi sur Facebook, autre manière de montrer que le village est bien tiraillé entre deux époques.

Cette scène, Mungiu la filme en plan fixe. Le réalisateur considère que recourir aux changements de valeur de plan et au montage, c’est commenter la scène, s’immiscer, en quelque sorte, en tant que réalisateur, entre la scène et le spectateur. D’où son tropisme pour le plan-séquence, qui nous rappelle le maître en la matière, le voisin Béla Tarr. Il fallut pas moins de 25 prises pour la réaliser (donc non, toutes les scènes n’ont pas été faites en "une seule prise"), les seuls à parler étant des professionnels, quand les figurants devaient réagir à leurs propos, dirigés par Mungiu. Un vrai tour de force.

Qui m’a rappelé une scène proche, le débat politique dans Land and freedom. Et, de fait, il y a du Ken Loach dans cet opus de Mungiu. Pour le meilleur lorsqu’il signe un tel moment de vérité. Pour le pire lorsqu’il campe un portrait convenu des victimes : nos trois Sri-Lankais sont bosseurs, doux, agréables, ils s’intègrent parfaitement. Hum. S’il en était toujours ainsi, on ne constaterait pas les phénomènes de rejet qui minent toute l’Europe... R.M.N. verse un peu dans l’angélisme concernant les migrants comme, il faut bien le dire, bon nombre de films sur le sujet. Politiquement correct, quand tu nous tiens...

Mais le sujet n’est pas vraiment les migrants. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est ce coin de Roumanie rural travaillé par une bête immonde, telle ces ours tapis dans le bois alentour. Souvenons-nous aussi que la Transylvanie est terre de Dracula, des plus inquiétantes légendes donc. C’est pourquoi le film de Mungiu a des allures de conte : cet enfant n’aurait-il pas rencontré un loup dans la forêt ? Et ces ours qui concluent le film, ne sont-ils pas tirés d’une légende roumaine, équivalent de notre Boucle d’Or ?

Cette bête immonde apparaît aussi sur le téléphone de Matthias. Est-ce une photo du cerveau de son père ou la représentation d’un monstre ricanant ? La bête n’est pas tapie que dans une forêt sombre : c’est dans les cerveaux qu’elle s’est logée.

RouMaNie

Une autre interprétation : les trois lettres sont les consonnes du nom du pays. Les consonnes, c’est ce qui donne de la consistance à un mot. Précisément ce que les villageois craignent de voir s’effondrer sous les coups de boutoir de la mondialisation. Un couple va incarner ces deux pôles.

Le monde d’avant, c’est Matthias. Un monde dur, fondé sur la violence physique, celle qui permit au pays de repousser tant d’envahisseurs, comme l’explique l’un des protagonistes au Français. Matthias entend éduquer son fils à l’ancienne, pour qu’il apprenne à être sans pitié, qu’il sache tuer avant d’être tué. Tout le contraire de sa mère (au faux air de Léa Seydoux) qui le surprotège en l’accompagnant à l’école puisqu’il a peur depuis qu’il a vu "quelque chose" dans le bois. Dilemme de tout parent : faut-il éduquer son enfant pour qu’il puisse changer le monde, point de vue idéaliste des nantis (les Occidentaux) ou le préparer à s’adapter au monde tel qu’il est, point de vue de ceux qui doivent se battre pour survivre (les villageois) ? L’ironie est que ce sont ceux qui tirent le meilleur parti de ce monde qui veulent le changer ! Par mauvaise conscience, sans doute. Quoi qu’il en soit, notons que les enjeux du film se reportent sur l’enfant. Mais son père a compris qu’il faut d’abord le rassurer : pour ce faire, il l’accompagne dans le bois armé de son fusil, va jusqu’à tirer en l’air, geste qui dit bien l’impuissance de notre homme, qui ne sait plus où est l’ennemi...

Il l’emmène dans des milieux sauvages : un lac pour apprendre à faire de l’eau potable, une carrière aux allures de théâtre romain où il peut lui prêcher la bonne parole, un bois balayé par un vent violent où il lui montre comment poser un piège. "Ne t’approche jamais d’un animal sauvage sans arme", lui intimera-t-il. Un vrai cours de chasseur-cueilleur ! Ce n’est plus la violence mécanisée de l’Occident que nous donnait à voir la glaçante ouverture du film, mais celle, archaïque, du corps à corps, celle où l’on affronte le goret un couteau à la main. Même opposition que montrait la réunion de tout un village vs les réseaux sociaux : le pays a conservé ce rapport direct, cette authenticité.

Il s’agit d’en faire un homme, pas une tapette qui fait du tricot, et paf, on coche la case "homophobie"... Il y a aussi la défense du clan : de même que l’un des villageois s’apprêtait à aller casser la gueule à un migrant qui aurait dansé avec sa soeur, de même Matthias se fait-il menaçant lorsqu’est envisagée l’hypothèse que sa maîtresse fricote avec l’un des Sri-Lankais. Mais dans le nouveau monde, le mâle a perdu le pouvoir.

Le monde moderne, c’est Csilla, qui signifie clairement à Matthias qu’elle ne lui appartient pas : ils "baisent", c’est tout. Eh oui, c’est ça le monde moderne. Mais Csilla n’a pas pour autant abandonné ses rêves de princesse de conte de fées : elle aimerait que Matthias lui dise "je t’aime". D’accord, mais pas en roumain, ça ne se fait pas ! Le film est traversé par la polysémie, et l’une des interprétations favorites de Mungiu pour le titre est : Roumain, Magyar, Nemteste (allemand en roumain). Plusieurs couleurs dans le sous-titrage distinguent les langues. Le Sri-Lankais, lui, n’est pas traduit car ce que disent les migrants n’intéresse personne, a expliqué le réalisateur...

Dans le monde moderne, les femmes peuvent être les boss. Lorsque Csilla retrouve Matthias devant son usine, celui-ci s’inquiète qu’elle ait le droit de prendre une pause puisque, dans la première scène, c’est ce droit qui lui était refusé. "C’est moi la patronne", lui répond, en substance, Csilla. Inimaginable dans le monde de Matthias.

Csilla a tout du monde occidental. Elle est cultivée, travaille le violoncelle, boit de bons vins dans de grands verres, son logis est un havre de paix aux couleurs chaudes qui tranche avec la rugosité blafarde du village. Elle possède un Mac (même si ce placement de produit vu partout au cinéma m’exaspère), se montre longuement nue (sens de la scène après l’amour où la liberté de Csilla tranche avec la pudeur de son amant), est libre de quitter le pays quand bon lui semble (ce qu’elle fera à la fin). Surtout, elle ne consomme plus de viande, alors que le bestiaire animal imprègne tout le village, du cochon qu’on mange aux moutons figurant dans le spectacle scolaire, en passant par les peaux d’ours qu’on revêt lors des parades folkloriques. C’est la douceur, le raffinement, qui ont pris le pouvoir jusque dans ces contrées retirées du pays, face au modèle archaïque de la mâle violence. Csilla sent bien que cela n’ira pas sans résistance. Dans ce village qui, lui, n’a pas bougé, la voilà cernée. C’est pourquoi elle demande à Matthias de ne pas la surprendre par derrière mais de frapper à sa porte de devant.

Le danger rôde, toujours cette bête, invisible dans le bois sombre... Un instant de grâce, ce moment où elle s’adonne à une joute musicale avec les Sri-Lankais, est brutalement interrompu par le jet d’une torche enflammée. On retrouve la thématique du film récent de Sorogoyen, As Bestas, où le monde occidental était soumis à l’oppression d’une société traditionnelle hostile, celle qui ne sait user, pour s’exprimer, que de moyens frustres.

Les deux mondes vont pourtant se (re)trouver, dans une scène superbe : on frappe, Csilla se dirige inquiète vers la porte, on distingue mal ce qu’il y a derrière, un monstre ?... C’est Matthias. On le voit avancer vers la femme, qui s’est retournée, lui présentant son dos. Ce dos frémissant, vers lequel Matthias avance sa main, dit tout du désir de Csilla : inutile d’en montrer la concrétisation. Mungiu a expliqué que le hors champ était indispensable à son cinéma, pour stimuler le spectateur, ne pas l’inciter à consommer passivement le film. Cette scène, en tout cas, est importante : elle montre que l’Occident est lui aussi attiré par ce quelque chose de primaire, de bestial, dont il s’est coupé en se civilisant.

De son côté Matthias, entre celle qui l’attire sans qu’il la comprenne et le monde archaïque qu’il veut défendre, est déboussolé. Lors de la fameuse réunion, chacun est contraint de prendre parti : pour ou contre que les étrangers restent ? Il se range aux côtés de Csilla, avant de se rétracter - et son amante alors, lui lâche la main. Sans doute vient-il de la perdre définitivement.

Face à ces adultes qui se déchirent, que trouve-t-on ? Un enfant qui ne parle plus. Ce petit être mutique est la grande idée du film. D’un dessin, il finit par faire comprendre à sa mère qu’il a vu un homme pendu (et non pas un tzigane qui rôde, comme l’a spontanément supposé son père). Un homme pendu ? Réalité ou vision prémonitoire de l’enfant ?... Car Papa Otto va bel et bien se donner ainsi la mort. Voilà qui interrompt les échanges houleux du débat, au moment, précisément, où Matthias était sommé de prendre parti. Devant cet événement traumatique, l’enfant retrouve la parole, lâche un "je t’aime papa" que j’ai trouvé assez regrettable. Il eût été bien plus fort qu’il reste coi jusqu'au bout.

Le final est attendu, puis déroutant : la patronne de l’usine jette l’éponge car ses produits sont en passe d’être durablement boycottés, Csilla démissionne, accepte un poste en Allemagne. Comme les autres, elle fuit, même si c’est pour des raisons moins prosaïques qu’un meilleur salaire. Est-ce pour cela qu’elle demande pardon à Matthias ? On a vu celui-ci quitter son père qu’il veillait, pour retrouver son fils, avant d’errer dans le village, son fusil à la main. On sent un danger latent sans en déterminer la cause. On croit qu’il va tirer sur Csilla mais non. Et c’est l’étrange apparition finale, seule incursion onirique dans cette œuvre très réaliste, une riche idée pour clore le film.

* * *

Bien que radicalement opposé, dans le style et le ton, au jubilatoire Sans filtre de Ruben Östlund, le film de Mungiu, qui eût mérité lui aussi d’être récompensé, a avec le brûlot du Suédois quelques points communs : un monde qui se met à tanguer, ouvrant en l’être humain des abîmes insoupçonnés ; la prise du pouvoir par les femmes, qui laissent les hommes désemparés ; la faculté qu’ont les opprimés d’être implacables envers plus faibles qu’eux ; sans oublier une scène finale énigmatique ! R.M.N. résonne aussi par rapport à Faute d’amour de Zviaguintsev, autre primé à Cannes il y a quelques années, pour le thème de l’enfance victime de la folie des adultes. Sur une thématique loin d’être originale, la question des migrants, Mungiu sort brillamment du lot, par l’âpreté de son ton et la richesse de sa mise en scène. On attend sa prochaine production. Avec... patience, car notre homme a aussi le bon goût de ne pas sortir des films à la chaîne. Comme Ruben Östlund encore.

8,5

Jduvi
8
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le 6 oct. 2023

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Jduvi

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