De Jacques Chirac à Barack Obama
La dernière apparition de Big G sur les écrans français remonte à l'été 2005. Porté à bout de bras par l'hystérie de Ryuhei Kitamura (futur responsable de "Midnight Meat Train"), "Godzilla Final Wars", film 100% nippon, lâchait une floppée de monstres cheap sur l'archipel, assumant sans rougir son héritage esthétique. Avec l'hilarant Don Frye en second couteau ricain, cette amusante récréation de 2h10 avait de quoi faire fuir les non-initiés au kaiju eiga, genre auquel Guillermo Del Toro rendit hommage courant 2013 avec "Pacific Rim". Deux films qui ne firent pas un score mirobolant, contrairement au "Godzilla" de Roland Emmerich sorti en 1998...
Dans cette version onéreuse mais pataude, nous apprenions en prologue que la créature était née des retombées radioactives. Plus précisément, celles des essais nucléaires effectuées par les Français au milieu des années 90, sous la coupe d'un Jacques Chirac fraîchement élu ! "Mangez des pommes", comme dirait l'autre. Pas de quoi s'offusquer néanmoins, l'humour bas du front et la présence de Jean Réno désamorçant toute tentative de prendre l'outrage d'Emmerich au premier degré.
Plus sombre, plus adulte, le "Godzilla" version 2014, tout américain qu'il soit, propose de redonner à la bête son statut de monstre terrifiant. Un pari en grande partie réussi. Jouant sur les textures visuelles autant que sur leur potentiel spectaculaire, les images de ce nouveau "Godzilla" font honneur au réalisateur de l'étonnant "Monsters". Ce premier long-métrage, lui-même porté sur une humanité menacée par des créatures non-humaines, avait su contourner l'étroitesse de son budget par une belle élégance. Malin, Gareth Edwards avait fait du film entier une longue mise en place.
Evolution naturelle de ce travail, "Godzilla" en est la version grandeur nature. Pendant ses deux premiers tiers tout du moins, où les enjeux humains cèdent habilement la place à un spectacle souvent splendide. Pas de doute, le long-métrage a été bien travaillé en amont. Sa construction scénique, son jeu sur le gigantisme témoignent d'un découpage sinon virtuose, au moins très rigoureux. C'est dans le montage que le projet révèle ses faiblesses et, partant, ses objectifs scénaristiques douteux.
Peinant à tirer parti de ses situations, "Godzilla" ne parvient pas à donner une vue d'ensemble de ses enjeux dramatiques. Château de cartes davantage que colosse, le film échoue à construire un crescendo dramatique, faute de développer ses personnages. Plus l'histoire avance, plus elle gagne en puissance visuelle ce qu'elle perd en émotion et en suspense. L'empathie en prend un coup, ce qui est d'autant plus dommage vu les efforts déployés jusqu'à la partie américaine du récit. Avant cela, le film a de quoi ravir.
Gareth Edwards ayant plutôt le sens des priorités, il ne s'apesantit pas sur ses morceaux de bravoure, ce qui en décuple l'impact. Régulièrement, le jeune metteur en scène préfère s'attarder sur des tableaux apocalyptiques d'une beauté saisissante, autant de kilomètres ravagés par une nature indomptable. Conscient de ses effets, il va en puiser certains chez son collègue Peter Jackson, particulièrement lors d'un épisode ferroviaire hanté par le silence, et dont les paramètres de mise en scène renvoient à ceux de la première rencontre entre Ann Darrow et les T-Rex dans "King Kong". Un petit régal en soi, le monstre retrouvant par ailleurs une aura cauchemardesque bienvenue.
Un travail de cinéaste autant que de technicien, la réussite de la créature reposant sur des idées graphiques aussi simples que payantes. A l'opposée d'un "Pacific Rim", où le sang et les organes bariolés des monstres formaient autant de point de repères, Edwards opte pour une texture quasi monochrome, ouvertement terne et rocailleuse. A priori pas très stimulant pour l'oeil, ce choix confère à Big G une présence jamais feinte, le cinéaste parvenant à dessiner les contours, détails et articulations de la bête jusque dans des passages nocturnes où son sens de la composition fait toute la différence.
Malheureusement, tout ce talent est mis au service d'un troisième acte décevant à plus d'un titre, dernière portion d'un plat dont on ne pensait pas avoir déjà goûté la meilleure partie. Peu à peu, Godzilla devient quantité négligeable, aussi présent à l'image qu'il est absent d'enjeux dramatiques eux-mêmes bien amochés. Car cette nouvelle version est un film qui, chose invisible avant le dernier tiers, a honte de ses origines. S'il est dit assez tôt que le monstre fut combattu et non pas créé par des essais nucléaires, approche pour le moins timide d'une mythologie passionnante, on ne s'attendait pourtant pas à voir le long-métrage embrasser ce choix frileux jusqu'au point de non-retour.
A l'écran, nous voyons bien un géant ravager plusieurs villes. Il piétine une civilisation, ses exploits architecturaux comme ses croyances profondes. Mais, simple créature enfouie et non plus mutation créée par l'homme, rien ne le distingue d'un King Kong, justement (l'émotion d'une love story interraciale en moins). Du coup, les quelques images les plus éloquentes demeurent celles saisies à hauteur d'enfant. Partagés entre fascination et horreur, ils regardent les entrées en scène de la créature sans les notions géographiques, politiques et scientifiques qu'elle bouscule chez leurs parents. Quitte à évacuer le symbolisme, autant profiter d'un regard innocent sur les événements. Dommage qu'il se résume à une petite poignée de plans.
Car maintenant que la finalité idéologique de l'oeuvre est connue (difficile d'en dire plus sans spoiler le final...), il est probable qu'un second visionnage conduira à moins d'enthousiasme pour ses qualités formelles. Spectaculaire, le projet reste trop déférent envers les traumatismes récents de sa patrie d'adoption. Godzilla est ici un deus ex machina déguisé en force de la nature, figurant d'un long-métrage dont il est pourtant la star. Ce qui interdit au film de Gareth Edwards d'être considéré comme une réappropriation du mythe, mais plutôt comme une entreprise révisionniste. Bourré de qualités plastiques, le long-métrage échoue régulièrement hors de ce champ d'action.
"Godzilla" est sorti aujourd'hui sur le sol américain. Hier, le 15 Mai 2014, avait lieu en présence de Barack Obama l'inauguration du "National September 11 Memorial & Museum", un musée érigé sur les ruines de Ground Zero où sont regroupés divers objets des disparus, ainsi que des messages d'adieux émis depuis les avions en péril.
Ouvertement nommé par les dialogues, Godzilla apparaît à l'écran, détruit des buildings, forme une menace davantage universelle (Japon, puis Hawaï) et va mener son plus grand combat sur le sol américain. Détourné de son propos originel, il n'est pourtant rien de plus qu'une magnifique silhouette qui fait honneur à l'image véhiculée par son mythe, mais qui trahit ses idéaux.
Jamais nommé par les dialogues, le 11 Septembre 2001 s'invite entre les décors du plateau lors de ce 3ème acte situé chez l'Oncle Sam. Jamais évoquée non plus, la plaie béante que les attentats ont laissée sur les civils défigure l'épilogue du long-métrage : familles, pompiers, forces de l'ordre, soldats réunis au milieu de ruines urbaines en forme de cicatrice indélébile. De Godzilla, jadis métaphore de la mauvaise conscience de l'Homme, il ne reste qu'un souvenir. Le monstre devient trop vite un symbole d'espoir, statut suggéré par un insidieux flash TV brièvement aperçu lors de la conclusion.
A la peur, à la fuite, à la culpabilité esquissés par ses prémisses, ce "Godzilla" préfère des sentiments rassembleurs tels que l'héroïsme, le sens du devoir, le sacrifice de soi...
Comprenons-nous bien : que "Godzilla" soit un film américain n'est pas un problème. C'est sa façon de trahir la créature qui est préjudiciable. Admirablement éclairé et mis en scène, le monstre voit sa force d'évocation expédiée en une ligne de dialogue sentencieuse de Ken Watanabe : "L'arrogance de l'homme, c'est de croire qu'il maîtrise la nature, alors que c'est l'inverse". Dans les faits, Big G est pourtant le faire-valoir d'une nation qui semble avoir oublié qu'elle n'est pas seule au monde.
Jadis conséquence d'essais nucléaires, voilà Godzilla devenu une créature ancestrale que l'humain a malencontreusement réveillée. Le reboot de Gareth Edwards est un film plaisant à suivre, mais assez difficile à avaler. Il est vrai qu'à peine 13 ans après une attaque terroriste qui hante jusqu'aux climax des blockbusters les plus légers (remember "Avengers"), pouvait-on espérer qu'Hollywood ose se souvenir des véritables origines de Godzilla ?