Étrangement, J. G. Ballard a été peu adapté au cinéma, et seuls Empire du soleil (en 1987 par Steven Spielberg) et Crash (le chef-d’œuvre de David Cronenberg dont le Frissons, en 1975, peut se voir comme une adaptation opportune d’High-rise) ont eu l’honneur des salles obscures. Joie et damnation donc de voir un troisième de ses ouvrages enfin porté à l’écran, en vrai et en chair et en os, et pour ça mille mercis à Ben Wheatley et Jeremy Thomas, producteur héroïque d’Ōshima, de Roeg, Bertolucci ou Cronenberg (encore lui)… Auteur culte de romans de science-fiction et d’anticipation sociale (dont la célèbre "Trilogie de béton" constituée de Crash, L’île de béton et ce fameux High-rise), Ballard paraît défier l'imagination, éprouver l’audace des studios et des metteurs en scène par sa sophistication, son style sec et son quasi protolangage (Crash, de ce point de vue-là, est un grand moment de lecture hallucinée et visionnaire).
Publié en 1975 sous le titre I.G.H. (pour "immeubles de grande hauteur"), le livre est la critique violente d’une microsociété repliée sur elle-même dans une tour ultramoderne dont les dérives physiques et comportementales vont mener à son déclin (quasi programmé) fait de merde, de sexe et de sang (des actes de cannibalisme y sont, brièvement, suggérés). La hiérarchie des étages respecte celle des classes sociales, la tour subvient à tous les besoins sans qu’on ait besoin d’en sortir (magasins, supermarché, piscine, banque…) et on y fait souvent la fête entre gens soi-disant civilisés (et de même statut, si possible). Symbole saillant d’un capitalisme forcené, la tour recréé l’architecture du monde soumis aux systèmes de domination et d’hyperconsommation, et ce jusqu’à l’implosion.
Le film de Wheatley parvient à recréer, avec précision, l’univers lisse et schizophrénique (d)écrit par Ballard. Tout est nickel, tout est lustré, astiqué et prêt pour la mise en miettes. Décors, mise en scène, interprétation (gros casting à visée internationale) : Wheatley a eu de quoi s’amuser et a su en tirer le meilleur du meilleur (pour lui comme pour nous), même si on peut regretter le Wheatley d’avant, celui de Touristes, de Kill list et d’A field in England, ce Wheatley-là quand il faisait des films barjots avec peu, plus désinvolte et plus canaille. Oui, ce Wheatley-là parce qu’High-rise ne va pas assez loin, ne prend pas assez de risques, ne tente pas assez de choses comme Cronenberg avait su le faire dans Crash.
Le film garde un ton étonnamment policé qui semble en décalage par rapport à un type comme Wheatley (et la noirceur du roman aussi), tout en offrant quelques savoureux moments d’insolence et de folie quand il décide de se lâcher, de vouloir tout casser. Et puis l’adaptation d’Amy Jump reste bien sage, trop illustrative, a dû mal à saisir la quintessence prophétique de Ballard (sinon un bref discours de Thatcher entendu à la fin en guise de sinistre présage d’un futur plus sinistre encore) et à ordonner le dérèglement exact des valeurs et des faits ravivant nos instincts d’individualisme poussé, de débauches, de batailles, de meurtres, de tout ce qu’une société réprouve et punit ordinairement.
À la sortie de Super-Cannes en 2000, Ballard disait, en écho à High-rise et à aujourd’hui : "Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté […] Je ne préconise aucunement la violence - je la déteste. Mais il faut une dose d’aspérité émotionnelle car une société aseptisée produit un besoin désespéré de chaos […] Plus une société est civilisée et normée, moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd’hui, le seul dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux paires de baskets". Cette inertie, ce repli de nos actions et de nos révoltes, se concrétisent ici dans cette tour-monde où l’anarchie planétaire s’est refermée sur soi, n’offrent plus aucune portée manifeste. C’est l’écroulement de nos idéaux, de nos dissidences et de notre humanité comme s’écroulerait, très précisément, une tour de quarante étages.
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