Coincé entre la virtuosité narrative de Pulp Fiction et l’incandescence visuelle des Kill Bill, Jackie Brown pourrait être considéré comme une parenthèse un peu calme. Moins poseur que ses illustres collègues, plus ciblé dans ses références, c’est un film qui prend son temps et se moque de poursuivre le sillon qui fit la gloire de son réalisateur quelques années plus tôt.
Sur un récit presque linéaire, Tarantino déploie ce qu’il pense pour le moment maitriser le mieux, et qu’il a du trop disperser dans Pulp Fiction : la création de véritables personnages et leurs confrontations à travers des dialogues. Le recours au gros plan est beaucoup plus fréquent, les affèteries moins nombreuses, même si le goût pour les inserts sur des gestes précis reste un tic grâce auquel on reconnait les petites manies de QT. Certes, la référence à la blaxploitation est de mise, mais c’est surtout sur le terrain du polar que le récit se développe, en adaptant Elmore Leonard.
Mais l’écriture a évolué depuis Reservoir Dogs : Tarantino aime ses personnages et le fait savoir : les dialogues sont longs, les visages scrutés avec bienveillance, la garde robe de Pam Grier change à peu près aussi souvent que la couleur des bérets Kangol de Samuel L. Jackson qui s’éclatent tous deux dans l’expression classieuse de leur blackitude imparable.
Si l’intrigue est relativement convenue dans une très longue exposition, c’est bien sur l’échange que fonctionne l’essentiel de la dynamique : au carrefour des différents parti, Jackie Brown traite autant avec les flics que les gangsters et tente en outre une troisième voie qui mêlerait au magot une cerise sentimentale ; c’est ce mélange des enjeux qui fait la saveur du film, et cette primeur accordée à la femme, qui prendra toute son ampleur dans le diptyque Kill Bill. Les rôles secondaires y contribuent aussi grandement à cet équilibre général, puisque tous les personnages ont quasiment la même présence ; De Niro et Keaton s’illustrent dans des contre-emplois d’anthologie, l’un gangster diesel, l’autre flic au regard béat et jouant son rôle avec une candeur déconcertante. A l’autre bout du spectre, la peste Bridget Fonda est parfaite en chieuse ultime, tandis que Robert Forster fait figure de patriarche, voire de double du metteur en scène, par un rôle central de celui qui observe, scrute, distribue l’argent et le collecte.
C’est là que se loge la saveur particulière du film : injecter, au sein d’une intrigue qui ne cesse de se complexifier par les coups doubles ou triples qu’on anticipe, des personnages qui ressentent ; en plus des dialogues, sortes de permutations permettant à chacun des protagonistes de se croiser au moins une fois dans un échange écrit à la perfection, c’est par le recours à la musique qu’on achève de les caractériser, par cet amour du vinyle et de la soul, fantastique playlist dont Tarantino a le secret.
On décèle aussi une nouvelle thématique chez le réalisateur, celle de la vieillesse, que vivent différemment De Niro, Grier et Forster, avec passivité ou hargne, sagesse ou révolte : c’est non seulement touchant et au profit de l’épaisseur des personnages, mais c’est aussi l’occasion d’une interrogation de Tarantino lui-même et de sa cinéphilie tournée vers le passé : réactiver une icône comme Pam Grier, c’est à la fois lui rendre hommage, se désoler de son oubli (toute l’insistance des flics sur la médiocre compagnie dans laquelle elle travaille désormais…) et magnifier cette radieuse quinquagénaire qui coiffera tout le monde au poteau.
Pour toutes ces raisons, la longueur finit par se justifier, tout comme la redistribution, façon Rashomon, de la scène finale en fonction des différents points de vue, et portant à son apogée le rôle de chacun, notamment par le final mémorable entre De Niro et Fonda sur un parking : la médiocrité et l’écriture au cordeau, la comédie et les archétypes, tout se tient inextricablement.
On connaissait le talent de Tarantino pour raconter une histoire. On découvre qu’il sait maintenant créer de véritables personnages en les parant d’émotions. La suite de sa filmographie ne cessera de jouer sur ces deux atouts.
(7.5/10)
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